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Un christianisme sans chrétienté

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2239 3 novembre 2023

La fin de la Chrétienté, le petit ouvrage de Mme Chantal Delsol dont nous avons déjà parlé, met en évidence la dégradation accélérée de la civilisation chrétienne sous les pressions multiples d’une modernité égalitaire, individualiste et sceptique. L’Eglise elle-même adopte le vocabulaire et par conséquent les stéréotypes idéologiques de cette modernité. La «reconquête» chrétienne rêvée par certains traditionalistes apparaît chaque jour plus lointaine.

Limpide et solidement fondé, l’ouvrage se lit aisément. Toutefois, dans ses dernières pages consacrées à l’avenir du christianisme, Mme Delsol change de ton et d’attitude pour adopter l’optimisme forcé de la «pensée positive»: Tenir la fin d’un monde pour une catastrophe induit des comportements aigres et revanchards, comme on en a vu il y a un siècle; voir dans la fin d’un monde les atouts et les grâces sollicite l’optimisme et colore autrement les actions. Elle salue la fin de la chrétienté, qu’elle définit polémiquement comme une mainmise de l’Eglise sur la civilisation. Elle se réfère à Soeren Kierkegaard, Jacques Ellul, Miguel de Unamuno, Emmanuel Mounier et Ivan Illich, tous penseurs qui opposent radicalement la foi vécue et l’institution, censément mortifère. Nous avons renoncé au règne de la force, décrète-t-elle. Loin de vouloir conquérir le monde, dorénavant, comme les Juifs, nous allons nous préoccuper de vivre et de survivre – et ce sera déjà bien assez. Mme Delsol affirme avec Simone Weil, généralement mieux inspirée, que l’héroïsme (une vertu constitutive de la chrétienté, réd.) est une pose de théâtre et souillé de vantardise.

Les futurs chrétiens, libérés d’une Eglise dominatrice et d’une religion réduite à la pratique sociale, seront, pense Mme Delsol, des héros de la patience et de l’attention, et de l’humble amour. La mission sera non plus conquérante, mais exemplaire, tels les moines de Tibhirine. Les chrétiens seront des témoins muets, et finalement, des agents secrets de Dieu.

Ce genre de chrétiens a toujours existé, ils sont le sel de la vie de l’Eglise.

Mais l’Eglise n’est pas peuplée que de saints et de héros. Comment les chrétiens ordinaires échapperont-ils aux dérives dogmatiques, à la résignation et au repli sur soi-même, à la tentation de se constituer en ecclésioles autosuffisantes et sectaires, jugeant les autres chrétiens à l’aune de leur pureté? Auront-ils encore la force de pratiquer leur foi, ou même seulement de la conserver? Qu’en sera-t-il des fidèles faiblement fidèles, des intermittents de la foi, des inquiets et des douteurs privés de l’ordre qu’offrait la chrétienté? Et qu’en sera-t-il d’une mission conduite par des «agents secrets» et des «témoins muets»? En fait, la perspective misérabiliste proposée par Mme Delsol passe par l’abandon de cette foule dont Matthieu (9: 36) nous dit qu’en la voyant, le Christ fut ému de compassion pour elle, parce qu’elle était languissante et abattue, comme des brebis qui n’ont point de berger.

Quand Mme Delsol annonce la fin de «la» chrétienté, elle généralise abusivement, car celle dont elle parle n’est qu’une chrétienté parmi d’autres. Ce fut sans doute la plus universelle, la plus durable, la plus diverse et la plus féconde, mais ce ne fut pas la seule, pensons à la civilisation byzantine… et à d’autres moins connues.

Il y a une ou deux générations, les Vaudois vivaient encore l’«union» de l’Eglise (évangélique réformée) et de l’Etat. Les paroisses territoriales couvraient le pays entier, en étroite relation avec les communes. Le préfet représentait l’Etat dans toutes les grandes manifestations religieuses, et le pasteur s’exprimait lors des événements officiels, mais aussi dans les abbayes et autres fêtes populaires. L’assermentation des membres du Conseil d’Etat et du Grand Conseil avait lieu à la Cathédrale, de même que les promotions scolaires et la remise du baccalauréat. L’Etat rémunérait les pasteurs tout en laissant à l’Eglise une grande autonomie d’organisation et aux pasteurs une grande liberté de ton. La confirmation renouvelait l’engagement du baptême tout en servant de rite de passage à l’état adulte. La construction de Crêt-Bérard, «la Maison de l’Eglise et du Pays», très active aujourd’hui encore, draina de 1949 à 1953 des milliers de jeunes de tout le Canton. Il n’est pas absurde de parler d’une «chrétienté vaudoise». Il en subsiste maints éléments.

On passe à côté de l’essentiel si l’on ne voit pas que la chrétienté est une expression nécessaire de l’incarnation. Cela commence à la personne humaine, qui ne saurait séparer la pratique de sa foi et sa condition terrestre. L’une et l’autre s’interpénètrent quotidiennement. Cette interpénétration produit des effets sur les habitudes individuelles, sur les mœurs collectives et sur les lois. C’est un embryon de chrétienté. Là où il y a une foi vécue et partagée, il y a de la chrétienté.

Toute chrétienté est ambiguë. Elle reste toujours incomplète, car l’Eglise et l’Etat conservent des finalités distinctes: l’Etat gère les effets du péché originel, la parole de l’Eglise nous en délivre. Il est vrai, autre ambiguïté, que l’Eglise autant que les Etats ont trop souvent confondu le glaive et la parole. Il est vrai encore que l’unité institutionnelle recouvre bien des fêlures et des défaillances personnelles. Tout cela souligne que, malgré son immense apport à l’humanité, la chrétienté occidentale n’est qu’une civilisation. C’est une œuvre humaine, inspirée sans doute, mais mortelle comme toutes les autres.

La chrétienté n’est pas un but, mais une conséquence de la vie de foi. La rechercher pour elle-même, c’est prendre le risque de fabriquer des structures disciplinaires et législatives insupportables pour une population qui n’est pas préparée à les recevoir sur le fond. Dans ces temps difficiles, il vaut mieux que l’Eglise se recentre sur ses fondamentaux, les fasse connaître et aimer. Et il vaut mieux que le citoyen se recentre sur le bien commun politique et social de son pays. De la convergence de ce double effort résultera une chrétienté à la mesure de ce que nous sommes à même de vivre et d’assumer.

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