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Jean-Claude Michéa tape sur les wokes et le capitalisme

Antoine-Frédéric Bernhard
La Nation n° 2239 3 novembre 2023

Jean-Claude Michéa admet volontiers appartenir aux auteurs qui, à défaut d’innover, remanient toujours le même livre. On ne saurait donc lui faire grief d’avoir récidivé avec un nouvel essai, Extension du domaine du capital1, même si dans le cas présent le remodelage tend un peu au rabâchage. Les lecteurs aguerris de Michéa retrouveront donc sans surprise l’habituelle structure arborescente de ses livres: d’innombrables notes et notes de notes adjointes à un texte initial – en l’occurrence un entretien donné en 2020 à la revue landaise Landemains.

Sur le fond, Michéa remâche ses thèmes favoris: l’inséparabilité des deux composantes du libéralisme (culturelle et économique) décrites comme les «deux faces complémentaires et parallèles d’un même projet historique et d’une même logique philosophique2»; la thèse corollaire selon laquelle notre société, certes bien différente du monde auquel aspiraient (et aspirent encore) les «libéraux classiques», est bel et bien l’aboutissement logique et nécessaire de la «mise en œuvre concrète de leur axiomatique officiellement “ émancipatrice ”3»; mais aussi l’analyse stimulante du capitalisme comme un «fait social total», c’est-à-dire un «phénomène indissolublement économique, politique et culturel4» qui porte en lui la nécessité de transformer progressivement tous les domaines de l’existence humaine afin de les soumettre aux lois du «marché autorégulé».

Sous la plume souvent ironique de Michéa, la nouvelle gauche bourgeoise et urbanisée en prend aussi pour son grade. Michéa insiste sur la vacuité de son anticapitalisme contradictoire. Car ayant renoncé à toute critique radicale – au sens littéral – du capitalisme, tout en embrassant le seul progressisme culturel, au détriment de la classe ouvrière, cette gauche n’est plus là que pour servir la soupe au système capitaliste en accélérant la déconstruction terminale de tout ce qui échappe encore à la marchandisation intégrale. Ne leur reste qu’un anticapitalisme de pacotille en forme de slogans puérils et simplistes: l’idée ressassée à foison, par exemple, que la question sociale «trouverait […] sa vérité ultime dans le conflit censé opposer le «1%» des plus riches aux «99%» de la population restante5».

Pour Michéa au contraire – c’est là un apport non négligeable de son livre – la réalité est bien plus subtile. Certes, explique-t-il, s’il est illusoire de «nier le rôle incontestablement décisif que joue ce fameux «1%» dans l’orientation globale du système capitaliste planétaire», il faut surtout comprendre que celui-ci ne pourrait «continuer à se développer de façon exponentielle sans le concours actif et quotidien de ces nouvelles classes moyennes urbaines qui sont chargées de l’encadrer sur le plan économique, technique et culturel6». Classes moyennes dont sont précisément issus ces militants progressistes acharnés et soi-disant anticapitalistes, les fameux wokes.

Le terme de «wokisme» s’étant imposé assez récemment sur la scène médiatico-politique, Michéa ne pouvait lui faire un sort dans son avant-dernier ouvrage paru en 2018. Dans Extension, il s’y colle avec – il faut le reconnaître – quelques traits humoristiques bien sentis. Fidèle à lui-même, il suggère la formule de «néolibéralisme culturel» pour désigner ce recentrement de la gauche sur les seules questions sociétales, dont le wokisme serait la version d’importation américaine.

En parcourant les pages d’Extension du domaine du capital, le lecteur trouvera d’abondantes références et autres conseils de lecture renvoyant souvent à des publications parmi les plus récentes. Ainsi, bien que parfois ennuyeux pour les habitués, l’essai n’en reste pas moins une mine bibliographique très actuelle et, pour le novice, une entrée possible dans l’œuvre de Michéa.

Il serait injuste de conclure sans mentionner qu’Extension est également, peut-être avant tout, un livre témoignage. Jean-Claude Michéa – qui s’est installé avec sa femme depuis plus de six ans dans un village reculé des Landes – y brosse un portrait d’une France périphérique où, pour le meilleur et pour le pire, le capitalisme mondialisé n’a pas encore totalement triomphé.

Notes:

1   Michéa, Jean-Claude, Extension du domaine du capital, Albin Michel, 2023.

2   Ibid. p. 95.

3   Ibid. p. 32.

4   Ibid. p. 14.

5   Ibid. p. 43.

6   Ibid. p. 44.

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