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Oedipe et Caïn

Jacques Perrin
La Nation n° 2239 3 novembre 2023

Dans notre enquête sur la violence, nous avons mentionné le nom de Gérard Haddad, psychanalyste juif d’origine tunisienne vivant à Paris, bon connaisseur de la Bible et du Talmud.

Le conflit israélo-palestinien fait la une des médias après qu’une nouvelle vague de férocité a submergé deux peuples frères habitant sur le même sol. Rappelons que Haddad entend introduire un nouveau concept en psychanalyse, le complexe de Caïn (le premier fratricide) qu’il considère comme la source originelle de la violence.

La psychanalyse se fonde sur le complexe d’?'dipe. Personnage de la mythologie grecque,?'dipe tue son père Laïos et épouse sa mère Jocaste, à son insu, alors qu’il tente précisément de se soustraire à l’oracle lui ayant annoncé qu’il commettrait ce double crime. A une étape de son développement, le jeune enfant éprouve une attirance érotique pour le parent de sexe opposé et souhaite la disparition de son rival de même sexe. Le complexe d’?'dipe se résout par le renoncement à ce désir incestueux et au parri (matri)cide. L’enfant craint une punition infligée par le père, une castration symbolique. Il cesse de convoiter le parent du sexe opposé et porte son désir sur d’autres objets d’amour. Il devient un être social en assimilant la loi qui interdit l’inceste et le meurtre.

Freud attachait beaucoup d’importance au père. Dans son livre Totem et tabou, il expose le mythe du parricide originel, sur la base de découvertes anthropologiques de son temps: un groupe de primates se tient autour d’un Père primordial qui se réserve toutes les femelles. Les fils excédés finissent par le tuer et le dévorer. Ils en éprouvent de la culpabilité et vouent un culte au Père mort, symbolisé par un totem.

Dans la psychanalyse vulgarisée, il faudrait «tuer le père» pour libérer son désir propre. Haddad rejette les conclusions de Totem et tabou. Il conserve l’?'dipe à condition de l’articuler avec le complexe de Caïn. En méditant le premier fratricide, commis par Caïn sur Abel, la psychanalyse interpréterait le mal humain avec plus de pertinence. Freud lui-même, son disciple Adler et le psychanalyste Peter Szondi entrevirent l’importance du fratricide sans jamais approfondir la question. Freud, athée fortement assimilé à la culture germanique, «juif honteux», voulait probablement éviter que la psychanalyse ne devînt une «histoire juive». Aussi puisait-il son inspiration dans la mythologie gréco-latine et la littérature, notamment Shakespeare, et négligeait la Bible.

Haddad constate, en examinant le profil de terroristes djihadistes, que de nombreux couples de frères ont fomenté des attentats, les frères Kouachi, Abdeslam, Merah, Tsarnaïev, etc. Dans la Bible, le parricide est inconnu, mais les rivalités fraternelles pullulent: Caïn et Abel, les fils de Noë, Isaac et Ismaël, Esaü et Jacob, Joseph et ses frères, etc. La mythologie grecque n’est pas en reste: Atrée, fondateur de l’effrayante dynastie des Atrides, est assassiné par son jumeau Thyeste; Etéocle et Polynice, fils incestueux de Jocaste et?'dipe, s’entretuent; Romulus occit Remus et fonde Rome.

Chacun a observé des frères et des sœurs se disputant autour de l’héritage paternel, des hommes politiques démocrates découvrant leurs pires ennemis au sein de leur parti. Quant à la psychanalyse, elle connaît une infinité de rivalités, de schismes, d’exclusions. Ce qui est tu dans l’ordre symbolique apparaît dans le réel avec plus de force. La psychanalyse, portée sur le parricide et négligeant le fratricide, est ravagée par les conflits confraternels. Lacan, amateur de jeux de mots révélateurs, parlait à ce propos de frérocité.

L’envie de tuer le frère est un sentiment déjà présent au stade du miroir. Quand un tout jeune enfant se voit dans un miroir, il jubile s’il est porté par ses parents qui sourient et l’encouragent à admirer l’image. Sans cette présence rassurante, il voit en face de lui un double inquiétant, un rival; il n’est plus l’unique objet de l’amour parental. Dans les Confessions, saint Augustin raconte ne pas supporter le spectacle de son petit frère en train de téter le sein maternel. Freud se sentit coupable d’avoir souhaité à 1 an et demi la mort de son frère Julius… qui allait mourir à l’âge de 9 mois.

Le complexe d’?'dipe se résout tout seul, ou par une cure, ou parce que les générations se succèdent. Les parents finissent par mourir. Il faut juste attendre. Le complexe de Caïn, sommeillant en nous tous, est plus tenace. La jalousie qui le nourrit procède d’une préférence. L’Eternel préfère le sacrifice d’Abel à celui de Caïn. Jacob, le préféré de sa mère Rébecca, se fait passer pour son aîné auprès d’Isaac qui aime mieux Esaü. Jacob préfère Joseph à tous ses autres fils. Le Christ lui-même eut un disciple préféré.

La Loi du père interdit de tuer un frère, mais le frère ressemble à l’Hydre de Lerne aux multiples têtes. Le mot «frère» a un sens très large. Nous sommes frères dans toutes sortes de groupes, de la famille à l’humanité. L’aspirant fratricide peut déplacer sa haine sur un bouc-émissaire aux confins.

Dans les familles de futurs djihadistes, le père est souvent absent ou humilié. Si ce n’est pas le cas, les enfants en bas âge assistent parfois à des violences conjugales. Ou bien, ce sont des enfants naturels abandonnés par leur famille, dont la mère est considérée comme une prostituée. Ils trouvent refuge dans des gangs de dealers qui s’entretuent ou s’engagent dans la guerre sainte pour liquider des mécréants, acceptant de mourir dans un attentat-suicide. Le déplacement de la haine du frère vers l’allogène recrée un lien détruit. C’est ainsi que le complexe de Caïn s’articule au complexe d’?'dipe. La Loi du père demeure nécessaire à la construction de la personne. La fraternité n’est pas un sentiment naturel et originel. Si le prestige du père s’affaiblit et que sont mal transmis le commandement «tu ne tueras point» ou l’injonction du Lévitique «tu craindras ton Dieu et ton frère vivra avec toi», le risque de fratricide augmente.

L’issue se situe dans le pardon. Celui-ci n’est pas à la portée de tout le monde. Joseph, Isaac, et bien sûr le Christ, ont pardonné. Un Nelson Mandela aussi qui déclara que s’il n’avait pas pardonné aux Blancs, il serait demeuré en prison, une prison intérieure.

Dans un prochain article, nous examinerons comment Haddad envisage le conflit israélo-palestinien, qui oppose des frères, tous descendants d’Abraham, l’un d’Isaac et l’autre d’Ismaël.

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