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Occident express 116

David Laufer
La Nation n° 2239 3 novembre 2023

C’est l’automne, la saison où les rues embaument du parfum des poivrons grillés. Enfin, embaumaient, l’urbanisation galopante aura eu raison d’un de ces grands petits plaisirs belgradois. Regrets éternels. C’est aussi la saison du renouvellement de mon permis de séjour. Mon avocate, issue d’une vieille famille, me reçoit dans sa belle étude de son bel immeuble construit par son arrière-grand-père, inondée par le soleil d’octobre, meublée avec un goût disparu, extirpé de force par les communistes puis réduit en poussière par les guerres et le capitalisme sauvage. Elle m’explique que mon permis est automatiquement renouvelable et que je n’ai aucun souci à me faire. J’ai gagné le droit de vivre et de travailler en Serbie. Elle m’apprend que j’ai en outre la possibilité de déposer une demande d’acquisition de citoyenneté. La perspective d’obtenir un passeport serbe me semble romantique. Comme je ne peux plus justifier d’un mariage avec une citoyenne serbe, conserver ma citoyenneté suisse promet d’être complexe et incertain. Mon avocate me décrit avec des périphrases lourdes de sens une administration qui, des mois durant, aurait toute licence pour explorer les détails de ma vie pour nourrir son dossier, sans garantie aucune de succès. Une des conditions attire mon attention. Il est écrit que je dois rédiger une lettre d’intention manuscrite avec signature notariée pour signifier que «la Serbie est ma véritable patrie». Voilà la transcription administrative d’une conception très serbe, ou plus exactement ottomane, de la citoyenneté. En effet les Ottomans ont perfectionné la notion byzantine selon laquelle on faisait équivaloir la religion avec la citoyenneté. Les Turcs en ont fait leur instrument de domination de tout le pourtour oriental méditerranéen, nourrissant des confusions éternellement sanglantes dans ses anciennes possessions, comme on l’observe dans les Balkans ou à Gaza. Il en résulte que je peux devenir serbe, mais que je ne serai jamais un Serbe. Je peux obtenir un passeport – enfin, c’est possible, on ne promet rien, on verra, peut-être – mais on naît serbe, ce qui signifie orthodoxe. Or je suis né suisse, mon sort est donc scellé. Je peux prétendre à une citoyenneté, mais jamais à l’appartenance à une nation. Pourtant c’est bien de nation qu’il s’agit, le passeport ne trompe personne, c’est une invention du diable, un papier qui prétend se substituer à des siècles de tradition et de transmission culturelle. Les conventions modernes obligent le gouvernement à tolérer que je puisse conserver un autre passeport et comme aucune loi ne peut matérialiser ces idiosyncrasies, il m’est demandé de faire état de mes intentions. En d’autres termes, de faire une sorte de déclaration d’amour formelle, tamponnée et signée, selon laquelle je déclare au monde entier mon amour inconditionnel pour la Serbie. Comme une épouse trompée et jalouse, Belgrade me supplie. «Une seule parole et je serai guérie», semble-t-elle me promettre.

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