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La lecture comme discipline

Jacques Perrin
La Nation n° 1957 28 décembre 2012

A l’école, idéalement, les maîtres instruisent les élèves et les éduquent aussi. Sous l’angle de la branche enseignée, ils complètent et éclairent, dans l’idéal toujours, l’éducation dispensée par les familles. La réalité est plus chaotique, mais parfois on se tire d’affaire.

Les anciens Grecs n’enseignaient que quatre disciplines: la grammaire, les mathématiques, la musique et la gymnastique. Par grammaire, il faut comprendre l’apprentissage des lettres, de la lecture, de l’écriture, et la récitation d’Homère dont on tirait des leçons de vie à l’usage des enfants.

Le contenu éducatif des quatre disciplines est immense. Aujourd’hui, il suffirait de les enseigner avec opiniâtreté pour former des hommes accomplis, «beaux et bons» comme disaient les Grecs.

Soyons attentifs, pour ce qui nous concerne, à l’enseignement des belles-lettres.

Chacun admet que l’apprentissage de la lecture prime tous les autres. Un élève qui lit mal a peu de chances de maîtriser d’autres savoirs. Les analphabètes survivent dans notre monde, mais souffrent le martyre. Lire n’est pas seulement utile dans la vie de tous les jours, c’est un moyen de s’ouvrir à autrui. Tout message imprimé a un sens. Son auteur a voulu transmettre une information, exprimer une sensation ou un état d’âme. La tâche du lecteur consiste à comprendre ce qui a été dit. Le moindre SMS, un mode d’emploi, une annonce mortuaire, une lettre d’amour, un poème de Baudelaire demandent à être compris. Les nouvelles «technologies» ne changent rien à l’affaire. Le lecteur s’acharne à découvrir la signification des mots, des phrases, du texte.

Le maître ne peut donner à ses élèves que ce qu’ils peuvent recevoir. Beaucoup d’entre eux se contenteront de déchiffrer les messages courts apparaissant sur l’écran de leur mobile, les menus du «Mac Do» voisin ou les injonctions des distributeurs de billets. Une minorité accèdera à Cervantès ou à racine, c’est-à- dire à ce que l’humanité a produit de meilleur, et se livrera à cet exercice infini consistant à interpréter un texte.

Sous nos climats judéo-chrétiens, la lecture de la Bible a livré la matrice de toute lecture possible. Nous autres protestants, héritiers de la tradition judaïque, sommes dépositaires de l’art de lire.

Il n’y a de pensée que celle que des mots expriment. La lecture est une discipline en ceci qu’elle nous contraint à épouser les contours de la pensée d’un autre. Son apprentissage contribue à l’éducation des enfants en les forçant à sortir d’eux-mêmes pour établir une relation avec l’émetteur d’un message peut-être équivoque, confus, mal rédigé, mais qui exige une interprétation, ne serait-ce que pour établir son caractère ambigu, voire incompréhensible. Le lecteur incompétent, parfois égaré par les méthodes d’apprentissage de la lecture dite «globale», imagine au petit bonheur la suite des mots. Il lit «héritons» au lieu de «hérisson», mais poursuit sans sourciller parce qu’il n’accède pas au sens de ce qu’il lit. Il lit sans comprendre, sans s’intéresser à la logique du texte et surtout sans se référer à la réalité signifiée. Il lit pour faire plaisir à la maîtresse, mais en fait il ne sait pas lire, il doit encore apprendre.

La lecture oblige à prendre en compte la réalité à laquelle les mots se réfèrent. Elle oblige à reformuler, à commenter des phrases, à gloser, et à converser à leur propos. Elle promeut ainsi des relations humaines les plus riches. «Qu’est-ce qu’il a voulu dire?»: voilà la question à laquelle le lecteur doit répondre.

Durant sa courte vie, aucun individu ne fait toutes les expériences possibles. Par la lecture, il accède aux expériences d’autrui, condensées en phrases. La lecture n’est pas une activité réservée aux filles rêveuses et «intello» comme le croient les garçons de treize ans et…  beaucoup d’adultes. C’est un acte vital. Il n’y a pas lieu d’opposer la lecture à la vie. Le livre aussi apprend à vivre, comme l’expérience directe, comme l’action qu’une personne de qualité inspire par son exemple.

L’apprentissage de la lecture doit l’emporter assez durablement sur celle de l’expression écrite. Notre expérience professionnelle nous convainc que les adolescents n’ont pas trop de difficultés à raconter une histoire, à inventer des dialogues, à argumenter, à «s’exprimer», bien qu’il faille souvent constater que les produits anglo-saxons de divertissement colonisent leur imaginaire, surtout celui des garçons. Cependant, nous constatons qu’ils peinent à comprendre ce qu’un auteur veut dire. Dans les dissertations, la partie la plus faible est souvent l’analyse de la maxime ou de la citation censée nourrir la réflexion. Les adolescents y projettent leurs idées toutes faites, refusant de répondre à une question qu’ils ne veulent pas entendre, avant de se perdre en élucubrations qu’ils croient originales. Avec la plupart des étudiants, il faut exercer la compréhension et l’analyse avant d’affiner l’expression et l’argumentation. En lisant, on s’oublie un temps afin de goûter à la richesse de ce qui est dit. Les adolescents, tout préoccupés d’eux-mêmes, ne s’imposent cette discipline qu’avec peine. C’est le vice de cet âge.

Pour conclure, un souvenir militaire. A l’école centrale, un divisionnaire suisse allemand nous répétait: Beantworten Sie bitte die Frage! Ou bien Sie haben die Frage nicht beantwortet! Il nous posait des problèmes de tactique ou de conduite puis nous démontrait que nous y répondions mal, faute d’avoir analysé le sens et les implications de la question.

On parle beaucoup d’empathie. Et si l’empathie n’était rien d’autre que la discipline intellectuelle nécessaire pour comprendre le message de celui qui nous interpelle?

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