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L’Eve future de Villiers de l’Isle-Adam

Lars KlawonnLa page littéraire
La Nation n° 1991 18 avril 2014

Nous sommes dans la dernière décennie du XIXe siècle. Menlo Park, près de New-York, est le fier laboratoire de Thomas Edison, l’inventeur du téléphone, du phonographe, de la lampe électrique et de bien d’autres merveilles encore. Les ressemblances avec le personnage réel s’arrêtent là. Dans L’Eve future de Villiers de l’Isle- Adam – le roman est paru en 1886 – Edison est le personnage principal d’une féérie moderne. Enchanteur, magicien, sorcier, il met au point une femme artificielle.1 Il s’agit de créer un androïde de femme mais sans les défauts de celle-ci.

Un jour, l’inventeur reçoit la visite d’un ami, Lord Ewald, un aristocrate anglais. Celui-ci lui fait le récit d’un amour douloureux. Exalté par la beauté extraordinaire d’une femme, il constate que son admiration pour les lignes parfaites de son corps est proportionnelle au dégoût qu’inspire «sa glaçante maladresse». Le jeune homme ne comprend pas qu’une telle disproportion puisse exister chez une femme entre le corps et l’âme. Il décide de renoncer à elle, car il n’est «pas de ceux qui acceptent de posséder un corps dont ils récusent l’âme.» En même temps, il est malheureux, l’amour étant le désir de plaire à un seul être à l’exclusion de tous les autres. Il est si malheureux qu’il se résout à mettre fin à sa vie. Il aimerait tellement qu’on ôtât cette âme de ce corps. Pour l’inventeur, cette exclamation désespérée de l’amant déçu est du pain béni. Il ne lui propose rien de moins que d’accomplir son souhait. Ce ne sera non plus une femme, mais un ange, non plus la réalité mais l’idéal. Lord Ewald reste sceptique. Mais il n’a rien à perdre et se laisse tenter par le démiurge. Voilà le point de départ de ce roman fantastique qui fait penser au mythe de Pygmalion dont il est une sorte de réédition moderne. Pygmalion épouse sa propre création, sauf que, dans le mythe, sa statue de femme en ivoire prend vie grâce à l’intervention de la déesse Aphrodite et l’homme reste donc dépendant de la volonté des dieux.

Tout au long du roman, deux conceptions de la vie s’opposent. Il y a, d’une part, l’idée qu’il nous faut accepter la vie avec toutes ses imperfections, ses déceptions, ses dissonances, ses amertumes, ses souffrances et ses monotonies; et, d’autre part, il y a le désir opposé de transfigurer la vie, de revivre perpétuellement nos moments de bonheur avec l’être aimé dans un monde parfait, et comme au-delà de l’usure du temps. Edison se promet de réaliser tout cela grâce au progrès technique. «Arrêter le temps, n’est-ce pas ce dont tout le monde rêve?, dit-il à son ami anglais, ne voulons-nous pas tous revivre éternellement les choses qu’on a aimées sans jamais vivre des choses nouvelles qui ne sont que désenchantement?»

Pour lui, les machines sont faites pour dépasser la vie toujours limitée, toujours décevante, quitte à bouleverser complètement le sens de l’humanité. En permettant de vivre ce que la vie réelle ne permet pas, la science se met entièrement au service du monde des rêves et des illusions. Elle devient elle-même une fiction, mais une fiction qui se réalise. Car non seulement Edison pousse jusqu’au bout la fascination pour la femme artificielle et parfaite, mais surtout il y parvient. L’androïde qu’il crée est une copie physiquement si parfaite qu’il devient tout à fait impossible de la distinguer de son modèle. Mais ce qui est proprement effrayant, c’est que cette femme artificielle a une âme. Elle est parfaitement humaine, même plus humaine que son modèle. Elle permet au jeune homme de renaître à la vie.

Les intentions d’Edison sont-elles bonnes ou mauvaises? Tente-t-il le diable ou Dieu? C’est là la question que pose en filigrane ce roman si subtil, si raffiné, si intelligent en même temps que totalement fantastique, féérique et terrifiant. Quoi de plus terrifiant en effet que cette histoire d’un jeune homme cultivé qui préfère l’amour d’une machine à celui d’un être humain.

Par rapport à cette question fondamentale, Villiers de l’Isle-Adam reste longtemps dans une position ambiguë, ce qui ne gâche en rien le plaisir de la lecture. Cette ambiguïté s’explique plus par une implication profonde dans cette œuvre – il l’a constamment remaniée pendant neuf ans avant de livrer une version définitive – que par une position neutre et distanciée. En lisant ce roman, on a constamment l’impression que son auteur est tiraillé entre un doute profond de la Création et la croyance, entre le diable et Dieu, ce qui est pour beaucoup dans la fascination qu’il nous procure.

Le dénouement, qu’on se gardera bien de dévoiler, ne laisse plus rien subsister de l’ambiguïté. Il montre bien que la création d’une femme artificielle plus parfaite que l’original est un défi lancé à Dieu et voué à l’échec. Dieu aura le dernier mot. Et Villiers, avant d’écrire les derniers chapitres, a dû se dire que si les hommes abandonnent Dieu, c’est pour prendre sa place. C’est exactement ce que fait Edison quand il recrée le monde dans son laboratoire. Voilà pourquoi ce roman est d’une actualité brûlante. L’homme moderne est parti et bien parti pour redéfinir l’humanité. La science et le progrès sont les supports indispensables à la conquête de ce nouveau monde sans Dieu, ce monde parfait et parfaitement juste, ce monde parfaitement bon, où l’homme repoussera sa mort, choisira le sexe de ses enfants, éliminera les tares humaines, changera le fonctionnement du cerveau humain grâce à l’informatique, abolira peu à peu l’humanité biologique pour la remplacer par une humanité à l’intelligence totalement artificielle grâce aux implants. Le monde moderne est une machine à défier Dieu. Nous sommes peut-être plus proches de l’Eve future que ne l’était Villiers de l’Isle-Adam en son temps.

Notes:

1 Villiers de l’Isle-Adam, L’Eve future, Editions Gallimard, folio classique, 1993.

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