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Délire verbal

Jacques Perrin
La Nation n° 1898 24 septembre 2010
Sous la rubrique «Opinions», Le Temps ouvre ses colonnes à des assistants universitaires, docteurs en ceci et cela, consultants ou experts, qui révèlent au bourgeois émancipé leurs solutions aux «problèmes de société».

Le 25 août 2010, c’est le tour de Mme Joëlle Sambuc Bloise, laquelle, «docteure en droit et chercheuse à l’Université de Tokyo», a toutes les compétences requises. Comme chacun sait, séjourner au Japon autorise à émettre une avis «distancié» sur les «gens du voyage» parcourant l’Helvétie, à «générer» des phrases élégantes comme: «La polémique de cet été concernant le stationnement des gens du voyage ne surprend que par la persistance de sa récurrence» et à parsemer un article poussif de «pourtant», de «néanmoins» ou de «il n’en demeure pas moins»…

Le papier se termine ainsi: «(…) il n’est pas difficile d’imaginer que lorsque le stationnement des caravanes ne sera plus illégal en tant que tel et que les infrastructures minimales existeront (…), les problèmes (…) ne rempliront plus les pages estivales des journaux.»

Bref, une loi, vite, et tout ira bien. Vu de Tokyo, il est facile de modifier la législation pour résoudre des problèmes, tout affligés qu’ils soient d’une «persistance de récurrence».

«Chaque année», dit Mme Sambuc, «cantons et communes semblent pris de court et réagissent sur le moment, généralement en envoyant les forces de police pour déloger les caravanes (…).» La Confédération a pourtant «commandité rapports et analyses», mais la situation «stagne»: «Nul programme à moyen et long terme, nulle réelle concertation (…).» Pourtant, on a affaire à «une minorité culturelle suisse reconnue officiellement comme telle, voire une “minorité nationale” suisse au sens de la Convention européenne pour la protection des minorités nationales», à laquelle les droits de l’homme s’appliquent aussi: «L’idée ne viendrait à personne de restreindre continuellement l’exercice des libertés personnelles (…), du droit à la non-discrimination» et «au respect de la dignité humaine de citoyens suisses (…) Notre ordre juridique n’a pas encore su faire de place au nomadisme.» L’Etat doit «prendre des mesures» car un arrêt du Tribunal fédéral (ATF 129 II 321) oblige les autorités compétentes à «prendre en compte les besoins des gens du voyage suisses lorsqu’elles aménagent le territoire». Le fédéralisme «ne doit pas servir d’excuse aux cantons et communes pour ne pas agir», même si «les besoins distincts des gens du voyage suisses et ceux de passage décuplent les difficultés (…). Néanmoins, il n’est pas difficile d’imaginer…» etc.

Aujourd’hui, tout responsable de bas et moyen échelon, qu’il soit père famille, syndic, chef d’entreprise, médecin ou enseignant, est pris en tenaille, d’un côté par les individus que Mme Sambuc Bloise appelle des «titulaires de droits» et de l’autre par un flot de lois, directives, chartes et règlements provenant de l’Unesco, de l’OMS, de l’OCDE ou du Conseil de l’Europe, que les Etats et leurs administrations répercutent aussi bas que possible.

Pour Mme Sambuc Bloise, le monde se compose d’individus porteurs de droits et d’«instances» internationales produisant des lois. Elle concède, en passant, sans y accorder le moindre intérêt, l’existence de communautés; «la France n’est pas la Suisse», constate-telle. On a droit à «une vie privée et familiale», il y a donc, figurez-vous, des familles. Il y a même une «communauté rom». Celle-ci n’est sans doute pas regardante sur les «droits démocratiques» de ses membres, ni écologiste, ni féministe (les mâles, vieux de préférence, y sont dominants). Cette organisation archaïque n’embarrasse pas Mme Sambuc Bloise, car elle rebaptise les communautés «minorités» et les barde de droits.

C’est forcément l’«instance» la plus élevée qui règle le mieux les difficultés: «La structure fédérale et la répartition des compétences ne favorise pas une planification coordonnée d’un réseau de places de stationnement. La Confédération n’a pas la possibilité de jouer un rôle moteur». C’est regrettable, car un Etat centralisé, la France, croit avoir trouvé une solution au problème «rom»: elle renvoie les tribus en Roumanie et en Bulgarie! Mme Sambuc Bloise, probablement parente de Mme Boël Sambuc, ex-vice-présidente de la Commission fédérale contre le racisme, n’aime certainement pas ce procédé, mais ne consentirait pour rien au monde à laisser les petites communautés s’occuper de ce qui les regarde, car sans les lumières d’un conclave mondial, elles ne sauraient voir clair.

De toute manière, les communautés n’existent pas vraiment. Elles ne sont que l’addition de «titulaires de droits» qui se regroupent par accident en «minorités», bien entendu «victimes de discrimination», n’ayant aucune concession à faire en échange des multiples mesures prises en leur faveur. Il faut «faire une place» aux minorités, injonction surprenante dans le cas de nomades qui quitteront au plus vite le lieu où on aimerait qu’ils restent.

Les responsables locaux, cernés par les «victimes» et les «instances» morales, n’auront qu’à se se débrouiller avec la réalité paradoxale du «terrain» que Mme Sambuc Bloise ne foulera pas, trop occupée qu’elle est, à Tokyo, à chercher on ne sait quoi.

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