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A un enseignant hésitant

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1922 26 août 2011
Mon cher ami,

Tu ne voteras pas LEO, qui n’est, me dis-tu, qu’un EVM bis. Ces vieilles idées, réchauffées dans les marmites jamais lavées du Département, exhalent un remugle provincial et sectaire qui te soulève le coeur.

Pourtant, tu regimbes devant la perspective de soutenir Ecole 2010.

Tu fais entièrement tien le constat de faillite scolaire qui est à l’origine de l’initiative. Les propositions de ses auteurs répondent à tes désirs et à tes soupirs: enseignement structuré, autonomie pédagogique des enseignants, répartition des élèves selon leur avenir professionnel prévisible, rigueur dans les évaluations, procédures de promotion sans équivoque, travail bien fait, respect réciproque.

Tu n’es guère impressionné, si ce n’est négativement, par la campagne outrancière des partisans de LEO, qui encombre jusqu’aux casiers des maîtres. Tu ne dénonces pas une «pédagogie noire» quand on te parle de pédagogie «explicite». Tu ne penses pas qu’une filière soit un outil de «ségrégation».

Pragmatique, tu n’es pas du genre à refuser une conception de l’école sous prétexte qu’elle ressemblerait à «l’école de papa». Ton papa n’était pas un imbécile ni son école une école de crétins. Elle t’a pourvu d’un bagage sensiblement plus consistant que celui des malheureux qui sortent aujourd’hui d’EVM.

Tu te rends bien compte aussi, je me flatte d’y être pour quelque chose, qu’il faut juger l’initiative sur ses propositions principales et dans l’esprit de leur rédaction. Si tel point particulier devait gêner à l’usage, le Grand Conseil pourrait sans difficulté y porter remède.

Tout cela, tu le sais, et pourtant, tu résistes. Pourquoi? Le sais-tu toi-même? Permets-moi de risquer une hypothèse.

Tu considères ta hiérarchie comme une bureaucratie tyrannique composée de petits chefs enflés de leur petit pouvoir, de grands chefs qui considèrent toute objection comme un crime de lèse-majesté, d’enseignants incompétents recyclés dans la surveillance de leurs anciens pairs, de chercheurs en pédagogie qui justifient leur salaire en pondant des méthodes aussi parfaites qu’inutilisables, de directeurs aux ordres et de politiciens aérolithiques qui interviennent souverainement dans l’exercice d’un métier qu’ils ne connaissent pas. C’est en tout cas ce que tu dis en fin de soirée.

Quoi qu’il en soit, tu as pris ton parti de ce que tu appelles (pardon à nos lecteurs) le foutoir de la Barre et joues depuis des années ta pédagogie en solo. Tu complètes ou remplaces les méthodes «scientifiques» du Département par d’autres, que tu as librement choisies, avec des manuels importés sous le manteau et des forêts de photocopies: «Quand la porte de la classe est fermée, je suis le maître…» proclames-tu fièrement. Tu n’es pas le seul. Tes collègues sont si nombreux à faire de même que les autorités, faute de pouvoir sanctionner votre incorrection idéologico-méthodologique, se contentent d’exiger que vous ne fassiez pas de vagues ni de bruit. De fait, tu jouis, par défaut, d’une autonomie pédagogique appréciable.

Mon hypothèse est que tu as fini par prendre goût à cette pénombre professionnelle. Ce qui était une réaction de survie est devenu une manière de vivre. Tu as fait ton nid dans ton maquis, lequel est finalement assez confortable. En fait, Ecole 2010 te dérange plutôt. Au mieux, l’initiative officialisera ce que tu fais depuis un quart de siècle: ça va faire beaucoup de tintouin pour pas grand chose. C’est du moins ce que tu penses. Et c’est principalement pourquoi, à mon avis, tu envisages de déposer un double NON sur ton bulletin et de ne pas répondre à la question subsidiaire.

Permets-moi de te dire amicalement – les amis sont aussi là pour dire des choses désagréables – que tu as tort. D’abord, ta résistance souterraine n’empêchera pas l’école de continuer à évoluer dans un sens que tu réprouves. Supposons que les deux objets soient rejetés. Dans moins de six mois, invoquant Harmos ou quelque obscure décision de la CDIP, les zombies de la réforme scolaire se remettront en mouvement vers leurs buts de toujours: la filière unique durant toute l’école obligatoire, le cycle unique (l’absence de redoublement suffit pour l’établir), l’école obligatoire jusqu’à dix-neuf ans et la scolarisation de l’apprentissage. Les cobayes de ces nouvelles expériences entreront dans la vie professionnelle encore moins bien outillés que ceux d’aujourd’hui, conséquence lointaine de ta mollesse civique. En votant OUI à Ecole 2010, tu manifesterais simplement ta solidarité à l’égard de tes petits-enfants.

Pense aussi à tes jeunes collègues. Si tu peux te vanter d’être le maître une fois la porte fermée, c’est parce que tes références solides et ton expérience te permettent de prendre une certaine distance par rapport aux fantaisies des réformateurs. Mais tes jeunes collègues ont été formatés par Maîtrise du français, EVM et bien d’autres réformes de tout genre. Ce point de vue critique que tu peux encore exercer, ils ne l’ont plus. Ils auront beau fermer la porte, cela ne changera rien. Le sachant, tu as le devoir de leur léguer un système scolaire meilleur, c’est-à-dire plus structuré, plus clair, plus formateur que l’actuel.

Parlons enfin de toi. Avoue que ta propre situation est schizophrénique. Tu dois recourir au double langage dès que la porte de ta classe est ouverte. Dans la salle des maîtres, face au directeur et aux parents, dans tes exposés, tu tournes interminablement ta langue dans ta bouche avant de dire quelque chose qui soit à la fois honnête et sans danger. De là le caractère douloureusement coincé de ton discours. Ecole 2010 te permettra de rétablir l’unité en toi-même. Et tu seras alors à nouveau, mon cher ami, vraiment le maître, que la porte soit ouverte ou fermée.

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