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La liberté par ceux qui l’ont perdue (Dostoïevski)

Jacques Perrin
La Nation n° 1924 23 septembre 2011
En 1849, le jeune Dostoïevski appartient aux milieux libéraux et utopistes de Saint-Pétersbourg. Cette même année, il est arrêté et condamné à mort pour activités subversives. Sa peine ayant été commuée en exil, on l’expédie pour cinq ans en Sibérie. En 1854, on le libère. Il entreprend de raconter sa détention dans Souvenirs de la maison des morts (ou Carnets de la maison morte), livre qui paraît en 1862. Sa libération n’a pas conduit Dostoïevski à célébrer bruyamment la liberté. Le temps du bagne est celui où il abandonne le libéralisme pour méditer sur la religion orthodoxe et le nationalisme russe. Il a deviné en quoi consiste l’ambiguïté de la liberté et décèle les paradoxes qui lui sont inhérents.

Avant que le tsar Alexandre II n’abolisse le servage en 1861, les trois quarts du peuple russe sont constitués de paysans serfs. Les châtiments corporels sont courants; les bagnards vivent les chaînes aux pieds, même mourants à l’infirmerie. La société russe, hiérarchisée à l’extrême, est soumise à l’autocratie du tsar Nicolas 1er qui a ordonné lui-même le simulacre d’exécution dont sont victimes Dostoïevski et ses compagnons libéraux, avant de commuer leur peine.

Au XIXe siècle en Russie, le problème de la liberté se pose donc d’une manière on ne peut plus concrète.

Dostoïevski nous fait comprendre qu’au bagne, premier paradoxe, certains moujiks sont plus libres que dans la vie civile. Ils sont tellement habitués à servir qu’ils se cherchent un maître parmi les rares nobles incarcérés, bien que ceux-ci aient été le plus souvent déchus de tous leurs droits. Les détenus issus du peuple tiennent à ce que les nobles se conforment à l’image qu’ils conservent d’eux: des gens durs, méprisants, oisifs et «douillets».

Le bagne est situé à proximité de la ville sibérienne d’Omsk. Le narrateur mis en scène par Dostoïevski relève que «les gens y sont simples, pas libéraux; les habitudes sont vieilles, solides, consacrées par les siècles». Autrement dit, les personnes libres ne penchent pas vers l’idéologie libérale; leur liberté, qui ne consiste pas à faire ce que bon leur semble, s’incarne dans certaines moeurs forgées dans un environnement pénible.

Au bagne, la notion de liberté n’est pas inconnue. Elle se manifeste par l’argent et le travail, dans la vie en communauté et les fêtes religieuses.

Tous les détenus rêvent de liberté. Ils ont presque tous l’espoir d’être libérés un jour. Ils connaissent la durée de leur peine, contrairement à ce qui se passera dans les camps nazis et soviétiques où les prisonniers seront soumis en cette matière à un arbitraire total. Ils ont le droit de travailler pour des particuliers de la ville voisine contre rétribution. «L’argent, c’est de la liberté comptant», dit le narrateur, de la liberté au sens le plus élémentaire, c’est-à-dire un certain pouvoir, celui de se payer du tabac, de l’alcool, de la nourriture, voire une fille de joie, de s’offrir ainsi la sensation d’être libre. C’est d’ailleurs à cause de ce sentiment primitif de la liberté que beaucoup ont été condamnés. Ils se sont livrés sans retenue à leur désir: «L’homme est comme enivré, comme pris d’un désir de fièvre […] comme si quelque chose le poussait à sauter subitement par-dessus toute idée de légalité et de pouvoir pour jouir de la liberté la plus débridée et la plus illimitée, et jouir de cette horreur qu’il est impossible qu’il ne ressente pas au fond de lui.» On comprend au vocabulaire qu’on a affaire dans le crime à cette sensation de toute-puissance analogue à celle que ressent un Sade. Cette liberté résulte d’une pulsion irrésistible… Encore un paradoxe.

La liberté se réalise par le travail. Les détenus n’acceptent pas un ouvrage inutile qui serait seulement le symbole de leur asservissement punitif. Quand les gardiens leur ordonnent de démonter une péniche prise dans les glaces, ils restent stupides et les bras ballants. Dès qu’un officier du génie donne un sens à leur besogne, fixe des tâches précises et un horaire, le groupe s’organise spontanément et chacun se voit confier par des chefs improvisés une tâche à sa mesure. Si chacun s’y met, les détenus rentreront plus vite au camp! «Sans travail, dit le narrateur, les prisonniers se seraient dévorés les uns les autres comme des araignées dans un bocal.»

La liberté est aussi l’ouverture des possibles. Je peux faire ceci ou cela, j’ai le choix. Certains, notamment les adolescents éternels, sont tellement fascinés par l’infinité des possibilités offertes qu’ils ne choisissent jamais rien, devenant prisonniers de leur indécision. C’est le troisième paradoxe de la liberté qui s’ouvre sur le vide à moins que notre volonté prenne l’initiative de le combler en se fixant des buts et en travaillant à leur réalisation. Sinon la liberté se transforme en cauchemar.

La liberté peut consister à mettre son travail au service de la communauté. Dostoïevski souffre d’autant plus de sa captivité qu’il est exclu du groupe des détenus qui travaillent. En tant que noble, il est censé ne rien faire. Cette exclusion l’exaspère car il a découvert parmi ses co-détenus des personnes extraordinaires dont l’énergie et l’endurance font honneur au peuple russe. La liberté ne contribue pas au bonheur si elle ne concerne que l’individu.

Le bagne russe se distingue des camps soviétiques en ceci que la religion imprègne la vie. Même le seul détenu juif et quelques montagnards caucasiens musulmans ont le droit de pratiquer leur culte.

A Noël ou à Pâques, tous les bagnards sont réunis et baisent la croix tendue par le pope. L’unité se fait, même les sous-officiers souhaitent de joyeuses fêtes aux détenus qui redeviennent des hommes. Quand il leur est permis de monter un spectacle à l’occasion des réjouissances de la Nativité, les détenus sont saisis d’une joie enfantine et chacun participe selon ses talents. La condition pénitentiaire est oubliée pour un temps, malgré les chaînes.

Dostoïevski constate que la nostalgie de la liberté est plus forte au printemps quand la nature renaît, que les plantes croissent et que les animaux font leurs petits. A un moment les détenus identifient la liberté à l’envol d’un aigle blessé qu’ils ont soigné. Dans tous les récits consacrés à l’univers carcéral, le lien établi entre la liberté et les phénomènes naturels est fréquent. Or la nature représente plutôt le règne de la nécessité. Nous ne disons pas qu’un animal ou une plante est libre; leur vie est soumise de part en part au déterminisme des lois de la nature. Seulement, le comportement parfaitement réglé d’un animal ou la croissance harmonieuse d’une plante dénotent une sorte de perfection dont l’homme ne peut que rêver. Pour l’homme, la liberté n’a de sens que si elle lui permet de tendre vers la plénitude grâce à l’exercice de la volonté, au travail, aux habitudes acquises dès l’enfance, à la routine, à la virtuosité. Mais tout est toujours à recommencer. Affligé d’un désir sans limites, à peine a-t-il atteint ce qu’il espérait que l’homme se remet en route vers un bien plus grand. Le pianiste veut dépasser la virtuosité et donner de l’âme à son jeu. Il faut reconquérir la liberté au moment où elle semblait donner ses plus beaux fruits.

La liberté n’est jamais autant elle-même que quand elle cherche à imiter la nécessité de la nature. Quoi de plus étrange? Elle est comme une puissance qui doit s’actualiser sans repos.

A la fin des Souvenirs de la maison des morts, Dostoïevski dit que «la liberté nous paraissait au bagne comme beaucoup plus libre que la véritable liberté, c’est-à-dire celle qui existe dans la réalité, en vrai. Les prisonniers s’exagéraient ce que pouvait être la liberté réelle, et c’est là une chose tellement naturelle, propre à tous les prisonniers». Cette remarque est troublante. Dostoïevski n’en est pas resté là. Il a poursuivi toute sa vie sa quête de liberté. Il a posé le problème avec une tension maximale dans la fable du Grand inquisiteur où celui-ci explique que l’Eglise existe pour débarrasser les hommes de la liberté dont le christ les a gratifiés, cadeau beaucoup trop lourd pour leurs frêles épaules. Voilà qui ouvre des perspectives affolantes dépassant le cadre de cet article…

 

A noter sur le thème de la liberté le très beau livre, court et rédigé dans un français impeccable, presque dépourvu de jargon, du philosophe Nicolas Grimaldi: les Ambiguïtés de la liberté, PUF, Paris 1998, dont l’auteur de l’article s’est inspiré.

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