Libres?
Dans le cadre d’une révision du code pénal, Mme Widmer-Schlumpf, inspirée par quelque obscur juriste fédéral, a proposé de supprimer l’art 213 de manière à ce que l’inceste entre adultes consentants ne soit plus puni.
Il y aurait beaucoup à dire sur la prohibition de l’inceste. D’abord, qu’est-ce qu’un inceste au regard de la loi? Pourquoi est-il «tabou»? Le «tabou» est-il universel? Et puis qu’est-ce qu’un «tabou»? En existe-t-il encore puisqu’ils ont tous été, paraît-il, «brisés»?
Un long article ne suffirait pas à esquisser la réponse à ces questions. En revanche, il faut se pencher sur ce qu’implique la notion de libre consentement.
Le 1er avril 2011 (eh oui!), Mme Maria Roth-Bernasconi, conseillère nationale genevoise, a écrit en substance dans Le Temps que l’inceste pratiqué entre majeurs consentants relève de la liberté individuelle. La loi continuera de protéger les mineurs et les personnes dépendantes et «seul le libre amour sera décriminalisé».
L’obscur juriste soutenu par Mme Roth-Bernasconi se réclame probablement du courant de la philosophie anglo-saxonne appelé «minimalisme éthique». Celui-ci ne connaît qu’un critère de moralité: un acte est juste s’il ne nuit pas à autrui. Il ne peut y avoir de crime sans victime. De plus, je ne peux être victime de moi-même. Les maux que je m’inflige ne comptent pas.
M. Ruwen Ogien est le représentant français le plus connu du minimalisme éthique. Il adore les «expériences de pensée», situations spécialement imaginées pour, selon ses propres termes, «susciter la perplexité morale», «éliminer nos croyances morales les plus absurdes et les plus chargées de préjugés». M. Ogien, interrogé dans Philosophie Magazine de septembre 2011, raconte la fiction suivante: «Imaginez qu’un frère et une soeur, tous deux majeurs, décident un soir d’été de faire l’amour sous le ciel étoilé, mais bien cachés, et en utilisant tous les moyens contraceptifs disponibles. Pas de traumatisme, pas d’enfants, pas de société offensée. Où serait le mal?»
Les propos de Mme Roth-Bernasconi et la fiction rose bonbon de M. Ogien sont pour le moins naïfs.
Il est regrettable que la philosophie morale, au lieu de procéder empiriquement, en décrivant des situations réelles pour en tirer quelque jugement, s’obstine à nous servir des fictions idiotes, inventées tout exprès pour les besoins de la cause libertaire.
Qui peut croire que l’amour et la liberté se concilient sans difficulté? Quand on aime d’amour, on n’est précisément pas libre, l’autre nous possède, il nous tient en esclavage.
Bien entendu, si l’on considère l’amour comme une consommation simultanée ou successive de «partenaires», on choisit librement parmi ceux qui se présentent. Cette liberté-là est celle que revendiquaient les révoltés de 1968 sous le nom de liberté sexuelle.
Quant à la situation imaginée par M. Ogien, elle se caractérise par sa niaiserie (le ciel étoilé!) mêlée d’une circonspection qu’en d’autres temps on aurait qualifiée de «petite-bourgeoise» (les amoureux incestueux pensent à enfiler des capotes pour éviter les déchets génétiques). Ces mêmes amoureux sont cachés, loin de leurs parents, de leurs amis, de leurs voisins et concitoyens qu’ils risqueraient de choquer. Cette situation n’a rien à voir avec la réalité communautaire de l’être humain. Nous ne voyons pas en quoi elle permet de mieux définir ce qui est ou non moral.
A un philosophe romand partisan de l’éthique minimale, un journaliste de la radio a posé une bonne question: «Et si votre femme et votre fils aîné entretenaient des relations incestueuses, comment réagiriez-vous?» Le philosophe a reconnu qu’il s’interrogerait sur la solidité de son mariage et qu’il serait bien forcé de se faire du souci… C’en était fini de l’idylle charmante, et du «ils en ont bien le droit, c’est leur vie, ça ne me concerne pas».
Dans la réalité, les liens amicaux ou amoureux n’ont ni la transparence, ni la rationalité que leur prêtent les libertaires. Ils sont obscurs, passionnés, tourmentés. En tant que liens, ils ne ressortissent pas exclusivement à la liberté individuelle. Le consentement n’est pas immaculé.
M. Ogien se défend de n’exprimer que la conception libérale, individualiste et occidentale de l’éthique. Nous ne savons pas si elle est purement occidentale, mais nous sommes sûrs qu’elle est libérale au sens le plus grossier. Ce qui compte pour elle, ce sont les jouissances privées. Elle est aussi individualiste, car le minimaliste ne s’interroge pas sur les effets sociaux de ses transgressions (qui a ses yeux n’en sont plus).
Il suffit que le partenaire du moment soit présumé «consentant» pour que la béatitude règne.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Une étape dans la dégradation de l’art médical – Editorial, Olivier Delacrétaz
- N’oublions pas la villa d’Orbe! – Félicien Monnier
- «Nos amis Suisses» – Revue de presse, Ernest Jomini
- Juges et partis – Revue de presse, Ernest Jomini
- Les lieux du coeur – Jean-Blaise Rochat
- André Bonnard et l’hellénisme à Lausanne – Jean-François Cavin
- Postures figées et idées fixes – Jean-François Cavin
- Nom de Zeus! – Revue de presse, Philippe Ramelet
- «C’est naître qu’il aurait pas fallu» – Jacques Perrin
- La politique et la morale – L’oeuvre polémique de Georges Bernanos – Lars Klawonn
- Où le chaos démocratico-libéral ouvre la porte au nationalisme vaudois – Le Coin du Ronchon