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La politique et la morale – L’oeuvre polémique de Georges Bernanos

Lars Klawonn
La Nation n° 1930 16 décembre 2011
La pléthore d’intellectuels et de littéraires adeptes de l’idéologie égalitaire est férue d’engagement politique. L’avatar de la grande révolution du «tous égaux» se conjugue actuellement sur le mode du «tous indignés». C’est que, pour la gauche, l’engagement politique est par principe de gauche. La révolution permanente incarne le Progrès, alors que la droite est toujours tournée vers le passé: défendant les acquis et les traditions, elle ne peut être que réactionnaire, on connaît la rengaine. Les universités, les médias, la presse sont tous rongés par cette gangrène… Voltaire, Zola, Proust, Aragon, Malraux, Sartre, Barthes, Romain Gary, voilà les écrivains qu’aborde un ouvrage à coloration éminemment bourdieusienne, choix qui laisse croire que l’engagement littéraire est l’exclusivité des gens de gauche.1 On y passe sous silence d’autres écrivains dont l’engagement politique a également marqué leurs époques: Bloy, Péguy, Maurras, Léon Daudet, Bernanos, Muray, etc.

Cela dit, on doit toujours se méfier de ces distinctions entre gauche et droite et garder à l’esprit que l’écrivain est avant tout un penseur et, dans le meilleur des cas, un penseur libre, donc inclassable.

Inclassable, Georges Bernanos l’est. Inclassable et réfractaire à toute forme de pensée totalitaire, qu’elle soit de gauche ou de droite. En 1939, il écrit dans Nous autres Français: «La France sera demain à l’homme qui lui dira la vérité, qui la lui dira tout entière. Le plus éhonté des réalistes ne saurait nier cette force brisante d’une parole libre et sincère [..] et qui ne sert à personne. Elle est là, il suffit de la prendre.»

Ce propos vise avant tout ceux qui, aux yeux de Bernanos, ont trahi la France, ceux qui ont soutenu l’agression fasciste en Ethiopie et le soulèvement nationaliste et franquiste en Espagne, ceux qui ont signé le traité de Munich, la «honte de Munich». Ecoeuré par la lâcheté de sa patrie, il quitte la France en 1938 avec sa famille en direction de l’Amérique du Sud où il restera jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale. Ce propos articule aussi une ligne de résistance morale: «Tout livre est un témoignage, et le premier mérite d’un témoignage est d’être sincère.»2 Etre sincère, dire la vérité, ne pas mentir, et cela au-delà des partis-pris, c’est pour Bernanos le premier devoir de l’écrivain. Ne devrait-ce pas être aussi le premier devoir des hommes politiques et des journalistes, dans l’intérêt des affaires du pays?

Bernanos est un penseur libre; ce n’est pas un libre penseur. Ecrivain catholique et royaliste, il est resté fidèle à ses convictions. Le mot conviction ne convient d’ailleurs pas. C’est plutôt d’une pensée persistante qu’il faudrait parler, d’une foi chrétienne qui a pris chair, d’un amour qu’il puise dans son enfance, imprégnée d’un christianisme vécu, incarné, et d’un amour fervent pour l’Ancienne France. «Pour être tenté du désespoir, il faudrait d’abord avoir aimé.»3

Proche de l’Action Française et de Maurras, il s’en sépare à partir de 1918. Mais lors de la condamnation de ce mouvement politique de droite par le Vatican en 1926, Bernanos se rapproche de ses anciens compagnons et compose La Grande Peur des bienpensants, un virulent pamphlet inspiré d’Edouard Drumont, antirépublicain, antidémocratique et nationaliste.

Comment l’écrivain de droite appartenant au milieu intellectuel d’origine maurassienne, et qui devrait donc naturellement se rallier à la conquête franquiste, soutenue par l’Eglise catholique, se retrouve-t-il aux côtés de Malraux et de la gauche de l’Espagne républicaine?

Dans Les Grands Cimetières sous la lune, il affirme n’avoir pas changé, être demeuré fidèle à lui-même, et estime que ce sont ses amis politiques qui ont changé. En effet, ce grand texte politique, paru en 1938, peut paraître comme un revirement. Mais l’écrivain le conçoit dans la continuité de la «Grande Peur» à laquelle il dit ajouter de «nouveaux chapitres»4. Et pourtant, en y dénonçant le coup d’Etat du Général Franco, mais aussi la politique du Vatican, la politique d’expansion de Mussolini et de l’Allemagne d’Hitler, il rompt définitivement avec Maurras5 et l’Action française et traite de lâches la droite française et les démocraties européennes.

Néanmoins, Bernanos ne se rallie pas pour autant à la gauche et demeure fidèle à ses valeurs chrétiennes: l’engagement, la liberté, l’honneur, le risque, l’audace, mais aussi le respect et l’amour de la pauvreté. Dans Les Grands Cimetières, il continue la critique de la puissance de l’argent en régime capitaliste, la lâcheté des bienpensants, et l’égoïsme des riches, déjà exprimée dans la Grande Peur. Sa pensée politique reste cohérente, en dépit des apparences.

En revanche, les méthodes de Franco, les actes de guerre commis sous son régime au nom du Christ – les communions imposées, les confessions forcées – le scandalisent au plus haut point. Elles lui sont une insulte au caractère sacré de la personne. Pour Bernanos, on ne peut forcer les consciences.

Il faut savoir que Bernanos résidait en Espagne à l’époque de la guerre civile. Il a vu passer les troupes franquistes devant sa porte. Il faut savoir aussi que nous ne parlons pas ici d’un pacifiste au coeur tendre, mais d’un ancien combattant de la Grande Guerre, comme le fut Péguy, qu’il admirait tant et dont il s’inspirait énormément.

Dans Nous autres Français, Bernanos écrit: «Quelle que soit la part de vérité dont un homme dispose, il ne saurait l’imposer à autrui sans premièrement la faire aimer, et il ne la fera aimer que par les oeuvres.»6

Il apparaît alors très clairement que son engagement politique est avant tout d’ordre moral. Le rappeler n’est pas inutile en cette période d’élection du Conseil fédéral, période où les magouilles et les manoeuvres de couloir vont bon train, période où l’on accorde plus de temps aux intérêts des partis qu’aux intérêts du pays.

 

NOTES:

1 Formes de l’engagement littéraire XVe – XXIe siècles, actes d’un colloque de littérature tenu à l’UNIL, dirigé par Jean Kaempfer, Sonya Florey et Jérôme Meisoz, Antipodes, Lausanne, coll. «Littérature, culture, société», 2006.

2 Le rôle de l’écrivain catholique dans «Chemin de la Croix-des-Ames», éditions du Rocher, 1987, p. 616.

3 Scandale de la Vérité (1939), in Essais et écrits de combat, Bibliothèque de la Pléiade (1971), p. 581.

4 Aux éditions Plon, p. 51 et 75.

5 Voir au sujet de Maurras: «Maurras entre lumière et ombre» de D. Laufer, La Nation n° 1806, 16 mars 2007

6 Nous autres Français (1939), in Essais et écrits de combat, Bibliothèque de la Pléiade (1971), p. 657.

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