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«C’est naître qu’il aurait pas fallu»

Jacques Perrin
La Nation n° 1930 16 décembre 2011
Depuis qu’à la fin du XVIIIe siècle la liberté a été l’objet de diverses «déclarations», elle a proliféré comme un cancer. Les hommes ne sont pas beaucoup plus libres qu’avant, mais l’idée de liberté a suivi sa logique propre, elle s’est détachée des faits pour engendrer une multitude de «droits à».

Le libre choix, qui existe bel et bien, s’est imposé comme la forme unique de la liberté. L’individu est censé disposer d’une capacité infinie à se libérer des contraintes qu’il subit mais aussi de toutes les déterminations qui font de lui ce qu’il est. Ce qui n’a pas été choisi ne mérite pas d’exister. Il serait fastidieux d’énumérer tous les droits que comporte cette conception de la liberté, il suffit de relire les fameuses «déclarations».

Dans ce domaine, rien n’est jamais achevé. Ces derniers temps, la revendication des droits a franchi un palier. Ceux-ci portent le plus souvent sur l’identité personnelle. Il s’agit d’échapper à ce dont nous avons hérité ou de cesser d’être ce que nous sommes.

Depuis belle lurette, chacun choisit sa profession, personne n’est tenu de succéder à son père dans tel ou tel métier.

Aujourd’hui, «on» (c’est-à-dire telle ou telle personne qui en aurait soudain envie) prétend bricoler son apparence physique, d’où la mode du «relookage» et de la chirurgie esthétique. On refuse de vieillir. On donne la vie selon son bon plaisir, les enfants sont «désirés». La femme peut se débarrasser du cycle menstruel, elle accouche selon ses convenances personnelles.

Ayant atteint un mythique «âge de raison», les catéchumènes confirment ou non leur baptême. On choisit sa nationalité, à moins qu’on ne se revendique binational. On veut rester étranger à son pays d’accueil tout en ayant les mêmes droits que les indigènes.

On choisit son «orientation sexuelle» dans une gamme qui ne cesse de se diversifier. C’est le monde des LGBTIQ. On peut être en effet lesbienne, gay, bisexuel, transsexuel, intersexe ou queer, en attendant l’«émergence» de nouvelles lubies.

Comme l’ont décidé par exemple les parents du bienheureux Storm Stocker (voir l’article de O. Delacrétaz dans La Nation du 17 juin 2011), il doit être possible de choisir son sexe, ou son genre, on ne sait plus très bien comment dire, quitte à être opéré tôt ou tard.

Dignitas et Exit nous aident à fixer le moment et les moyens de notre mort.

Nous sommes encore mortels, mais l’immortalité inspire les savants (fous ou pas) qui nous permettront peut-être un jour d’accéder au rang des dieux grecs.

Il semble en revanche encore impossible de remonter le temps pour sélectionner ses géniteurs, la science-fiction se mêlant encore de cette affaire. Personne n’a non plus revendiqué le droit de parler ou non, ou celui de grogner comme une bête. Les parents de Storm n’ont pas désiré faire de lui un enfant sauvage en s’abstenant de parler en sa présence, pour ne pas lui imposer le langage qui, c’est bien connu, est «fasciste». Il est vrai que la durée de vie d’un enfant sauvage est limitée…

Dans toute cette agitation, il faut faire la part de l’esbroufe. Les LGBTIQ, toujours à la pointe de la mode, veulent surprendre et se surprendre par des changements continuels, afin de ne pas être victimes d’une quelconque «oppression identitaire». Ils ne sauraient tolérer nulle identité assignée de l’extérieur, nul rôle auquel ils n’auraient pas provisoirement consenti.

A la naissance, on ne peut s’empêcher d’être quelqu’un, notamment un corps singulier. Cette nécessité scandaleuse fait le malheur de certains de nos contemporains qui, portés par la haine de l’identité et de la durée, rêvent de devenir des cerveaux immatériels.

Derrière ce remue-ménage se dissimule mal l’appel du néant, un certain goût pour le rien, autrement dit le nihilisme.

Dans Mort à crédit, Céline, reprenant à sa manière les tragiques grecs, résumait la situation: «C’est naître qu’il aurait pas fallu.»

 

P. S.

Et pourtant… Le délire de l’émancipation totale n’est pas partagé par tous. Dans le film Gone baby gone, inspiré du roman de l’auteur américain Dennis Lehane, le narrateur Patrick Kenzie, commentant les images où défilent les habitants de son quartier populaire de Boston, affirme: «J’ai toujours pensé que ce sont les choses que l’on ne choisit pas qui font de nous ce que nous sommes, notre ville, notre maison, notre famille; les gens d’ici tiennent à ces choses-là, comme à quelque chose qu’ils auraient créé eux-mêmes, des corps protégeant leurs âmes, des villes qui les enveloppent…»

Quant à l’historienne française (et bretonne) Mona Ozouf, née en 1931, elle déclare à un journaliste du magazine Lire: «(…) Plus on prend de l’âge, plus on se rend compte que la part non choisie de l’existence compte beaucoup (…) Je crois qu’il y a des contraintes propres à l’existence féminine. Plus largement il y a beaucoup de non choisi dans une existence, ne serait-ce que le fait de souffrir, le fait de devoir mourir. Il est totalement fou de penser que nous construisons tout de notre propre vie, que nous l’inventons. Ah, la bonne fortune contemporaine du mot “invention”! Moi je ne peux pas adhérer à ça.»

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