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André Bonnard et l’hellénisme à Lausanne

Jean-François Cavin
La Nation n° 1930 16 décembre 2011
Yves Gerhard a-t-il hésité à écrire la biographie d’André Bonnard, helléniste, professeur et écrivain, qui fut aussi un idéologue pacifiste et un admirateur du communisme stalinien? En tout cas, il tient à expliquer sa démarche: une parenté par alliance avec André Bonnard, une «illumination» ressentie à seize ans à la lecture de Civilisation grecque, et la suggestion décisive de Bertil Galland. Voilà certes de bonnes raisons et il a bien fait de s’en convaincre. Car son portrait d’«oncle André» et, en substantiel et original complément, sa description de l’hellénisme lausannois au XXe siècle comblent une lacune et font revivre de belles et attachantes figures de la vie intellectuelle vaudoise.

Le cercle des hellénistes vaudois n’est pas très vaste. Dans les années cinquante, on dénombrait vingt à trente bacheliers latin-grec par année, davantage par la suite du fait de l’accroissement des collèges, puis une vingtaine maintenant sous l’effet du nouveau règlement de maturité: pas de gros bataillons donc, mais autant de personnes subtilement liées par une certaine fraternité de culture et de souvenirs. Ceux qui ont poussé l’étude du grec ancien jusque dans ses extrêmes finesses retrouveront avec plaisir dans le livre d’Y. Gerhard les titulaires successifs de la chaire de grec à la Faculté des Lettres: après Bonnard, André Rivier, François Lasserre, Claude Calame, qui ont apporté, chacun à sa manière, des contributions importantes et internationalement reconnues à la connaissance de leur discipline. Et les plus modestes bacheliers, qui ont tenté de déchiffrer Homère, Platon et Aristophane (mais pas vraiment peiné à la tâche, car il y a toujours de la lumière et de la beauté), souriront à l’évocation des maîtres du gymnase: Louis Mauris, «tranquille, mais tenace […] et souvent malicieux», Ernest Bosshard dit Bobosse ou Tom’Pouce, Jacques Sulliger à l’ample chevelure et à l’ample culture.

Mais venons-en à André Bonnard. Yves Gerhard dépeint l’intellectuel engagé, avec objectivité et esprit critique, mais sans polémique (on ne va tout de même pas lui demander de brocarder oncle André). Il rapporte, selon les témoignages recueillis, la fascination qu’exerçait le professeur et le conférencier sur ses auditoires. Il traite de manière admirative et approfondie, exemples à l’appui, de son art de traducteur, véritable re-créateur en français (et quel français!) de l’oeuvre originale selon son sens profond; et ses textes qui nous rendent proches les maîtres de la tragédie ont été joués sur les plus grandes scènes de France. Il célèbre l’écrivain qui nous a laissé, avec Civilisation grecque et Les dieux de la Grèce, deux chefs-d’oeuvre.

Comment se fait-il qu’un esprit d’une telle élévation ait pu s’enticher du totalitarisme stalinien, brutal, borné et sanguinaire, et y voir le fondement de la paix universelle? On se pose la même question pour Sartre, plus communiste que jamais dans les années cinquante alors qu’on connaissait les horreurs du soviétisme, Sartre qui avait pourtant décrit si profondément et implacablement les maléfices du Pouvoir dans Le diable et le bon Dieu. Pourquoi ce tragique aveuglement? Ramuz, lui, pourtant allergique au bourgeois, ne s’y était pas trompé dès 1933, en condamnant cent fois le communisme dans Taille de l’homme; car ce totalitarisme réduit l’homme à n’être qu’un rouage: Ne pense plus, dit le communisme, tu n’en es pas capable. Et André Bonnard y voit le chemin vers un humanisme nouveau

Le biographe voit deux sortes de causes à cet égarement: dans le climat du temps, en réaction aux cruautés de la Guerre d’Espagne et aux horreurs du nazisme, et dans une rébellion d’adolescent prolongé (Y. Gerhard n’utilise pas cette formule) contre son milieu familial bourgeois et chrétien (mais d’un christianisme peut-être décevant). Il reste qu’André Bonnard, humaniste, a laissé sans le vouloir une étonnante leçon sur l’homme, chez qui peuvent se côtoyer le sublime et le stupide.

Yves Gerhard, dont seul le portrait manque pour que son livre donne une image complète de l’hellénisme vaudois, en retrace l’histoire et en dessine les figures d’une plume élégante et alerte. Il aime son sujet et nous le fait aimer, mais son jugement sait garder la distance, avec souvent un petit sourire en coin. Il nous donne envie de reprendre les auteurs antiques, et de relire André Bonnard, l’athée qui, au début des Dieux de la Grèce, en évoque si fortement l’omniprésence:

Le monde est peuplé de dieux.

Il n’y a pas d’astre au ciel, pas de cime solitaire ou de désert de sable, pas d’abîme sous-marin que ne visite la race des dieux.

Il n’y a pas de vide dans le monde, pas de matière creuse de vie. Les dieux partout présents ne font qu’un avec le ciel, la terre et l’eau – avec la Loi qui régit les êtres et les choses.

En toute portion de l’espace, en toute minute du temps, l’homme oublieux et raisonnable heurte soudain cette vie obscure qui limite la sienne et qui l’emplit.

Les dieux le protègent; ils le perdent. Ils sont la vie et la mort.

En face des dieux: l’homme. Les dieux sont le Destin de l’homme.

 

NOTES:

Yves Gerhard, André Bonnard et l’hellénisme à Lausanne au XXe siècle, 2011, Editions de l’Aire, 200 p. L’Aire a aussi réédité Les dieux de la Grèce, d’André Bonnard, dans sa collection Le chant du monde, 288 p.

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