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L’impossible austérité

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1947 10 août 2012

Après avoir, à coup d’innombrables milliards distribués à la diable, aidé la Grèce à s’enfoncer dans une dette monstrueuse, l’union européenne, la Banque centrale européenne et le Fond monétaire international «durcissent le ton», selon la formule consacrée. Ils exigent que le gouvernement grec prenne des «mesures d’austérité» pour sortir du gouffre et équilibrer ses comptes. A défaut, les nouvelles aides prévues seront bloquées.

Ces mesures sont censées déboucher sur une économie de 11,5 milliards d’euros pour 2013 et 2014. On a tellement pris l’habitude de voir les Etats et les banques jouer avec les centaines et les milliers de milliards abstraits qu’on en oublierait presque l’énormité concrète de ce montant.

Le gouvernement grec a accepté, lors même que ses créanciers ont refusé de lui accorder le délai supplémentaire de deux ans qu’il leur demandait. On va couper dans les retraites, la santé et les aides sociales. On parle aussi de réduire le nombre des contractuels, de diminuer les salaires dans la fonction publique, d’augmenter les impôts, de réduire les exemptions fiscales et de hausser l’âge de la retraite.

Les Grecs ont fait joujou avec les monceaux d’argent mis inconsidérément à leur disposition. C’est la moindre des choses qu’ils soient placés devant leurs responsabilités et qu’ils règlent leurs dettes, qu’on a d’ailleurs réduites d’une bonne moitié. Mais qui croit vraiment qu’ils vont payer?

Les mesures préconisées sont brutales et immédiates. C’est un remède de cheval que le patient doit être capable de supporter. Ce n’est pas le cas de la Grèce, trop mal en point pour ce genre de médication. Le premier résultat de l’austérité risque fort d’être la mise à mal, par faillite et délocalisation, de ce qui subsiste de son économie.

Une politique d’austérité ne peut être conduite que par un gouvernement assez sûr de lui pour l’appliquer jusqu’au bout à un peuple assez ardent pour endurer les sacrifices qu’elle exige. Quand Winston Churchill promettait «du sang, de la sueur et des larmes», c’était un Anglais charismatique qui s’adressait à ses compatriotes pour défendre l’indépendance anglaise contre un envahisseur haï et méprisé. Le bien commun était immédiatement perceptible, il valait aux yeux de tous le sacrifice demandé. Et quand le maire de new York Rudolph Giuliani annonçait la «tolérance zéro» en matière de criminalité et d’ordre dans les rues, la population était prête à en accepter les risques et les dommages collatéraux, y compris les bavures inhérentes à ce genre d’opérations law and order.

Dans le cas qui nous occupe, la population grecque est devant une coalition gouvernementale changeante et veule qui se prépare à lui imposer indéfiniment les quatre volontés d’une clique d’experts financiers internationaux et de politiciens qui décident d’abord dans leur propre intérêt. Demander au citoyen grec de se sacrifier dans la seule perspective de se faire coloniser lui-même par des groupes à moitié anonymes avec la collaboration de son gouvernement, c’est vraiment beaucoup.

Les mesures d’austérité font problème sur un autre plan. Les grands financiers européens semblent les avoir conçues sans tenir aucun compte du facteur temps: dans leur perspective exclusivement comptable, l’administration grecque n’aurait qu’à imposer l’austérité avec rigueur et célérité (rien que cette idée fait rire) pour que les milliards reprennent immédiatement le droit chemin.

Chacun sait qu’il n’en ira pas ainsi. Il faut un temps considérable pour changer les habitudes d’un peuple, surtout quand elles sont mauvaises, et plus encore lorsqu’elles sont anciennes. Ces remarques ne concernent d’ailleurs pas que la Grèce.

Il faut du temps pour corriger les institutions, restituer son champ d’action à l’initiative personnelle, recréer de justes relations de travail, et, surtout, rétablir la confiance générale sans laquelle rien ne fonctionne à satisfaction. Il faut du temps pour qu’une mesure, même justifiée, prenne tout son effet, qu’elle soit rectifiée à l’usage, qu’elle fasse corps avec le droit existant, qu’elle entre dans les moeurs. Un délai de deux ans n’a aucun sens. Et en demander deux supplémentaires, comme l’a fait le gouvernement grec, n’en a guère plus.

La politique moderne est schizophrénique en ce qu’elle fonctionne simultanément selon deux cadences qui se contredisent: le régime démocratique compte en périodes électorales tandis que la communauté nationale compte en générations. En d’autres termes, la seconde évolue selon un rythme quatre à cinq fois plus lent. Cette distorsion, qui tient à la nature des choses (pour autant que le système électoral soit naturel), fait que toute politique de redressement à long terme est aléatoire.

Elle est même d’autant plus aléatoire qu’à chaque élection, chaque candidat axe sa campagne sur le fait qu’il fera autrement, et mieux, que le pouvoir en place. La discontinuité est constitutive du régime.

Les «mesures d’austérité» sont un programme électoral à l’envers, une énumération de tout ce qu’il faut éviter d’annoncer si l’on veut être élu. Comment peut-on s’imaginer qu’un candidat ose en faire son programme, qu’un parti prenne le risque de le présenter aux élections et qu’un peuple qui vit de subventions le porte au pouvoir, ou l’y maintienne?

L’inefficacité annoncée de l’austérité provoquera-t-elle la sortie de la Grèce de la Zone euro? Il y aurait quelque logique à cela, car l’unité nominale de la monnaie dissimule des situations, voire des conceptions économiques trop profondément divergentes. Mais l’idéologie européenne parle dans l’autre sens: une maille de l’union qui se défait et c’est tout l’ouvrage qui s’en va. Exclure la Grèce ou même admettre sa sécession serait prendre à rebrousse-poil ce que tous les idéologues unionistes considèrent comme le sens de l’histoire. Aussi, tant qu’ils pourront faire tourner la planche à billets, l’idéologie l’emportera sur la réalité.

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