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Opéra: quand le politiquement correct s’en mêle

Charlotte Monnier
La Nation n° 1947 10 août 2012

Aïda est un opéra en quatre actes de Giuseppe Verdi, produit pour la première fois en 1871 à l’occasion des fêtes d’inauguration du Canal de Suez. Depuis sa création, il n’a pas cessé de remplir salles et arènes. Son succès s’explique avant tout par sa dimension grandiose et orientale, provenant elle-même de composantes politique et militaire omniprésentes au sein de l’intrigue. Elle contribue à en inspirer des interprétations kitsch, voire carrément pompeuses.

Cette tournure emphatique, très souvent caractéristique des adaptations de ce chef d’oeuvre verdien à la scène, a cependant inspiré quelque chose de tout à fait différent au metteur en scène Graham Vick lors du festival de Bregenz en 2009. Son but était en effet de le réactualiser en un contexte plus contemporain et, par là, moins féerique. Etait-ce là un projet d’adaptation trop novateur et audacieux pour ne pas être condamné au décalage et à l’incohérence? La question mérite d’être posée. Et que se passe-t-il lorsque le «politiquement correct», valeur contemporaine suprême, s’en mêle?

Lorsqu’il est question de l’adaptation d’un support écrit à un espace destiné au spectaculaire, il faut préciser que l’opéra représente un cas très particulier. Les difficultés qu’elle impose n’ont en effet aucun rapport avec, par exemple, l’adaptation d’un livre au cinéma; les libertés du metteur en scène d’un opéra sont, en dehors du domaine visuel, pratiquement nulles. Il est forcé de se soumettre à la fois au livret, à la musique, à la vitesse de narration ainsi qu’à l’espace de la scène elle-même.

A ce propos, Graham Vick, dans sa volonté extrême de réactualisation du message verdien, nous offre un exemple instructif puisqu’il s’est donné pour but d’adapter Aïda à une scène non seulement extérieure mais surtout flottante1.

Voilà qui est incomparable avec les conditions de mise en scène de Brian Large au Metropolitan New York en 19882. Conforme aux clichés les plus communs, projet à budget illimité et degrés d’expérimentation frisant avec le zéro, cette dernière adaptation est irréprochable en matière de cohérence diégétique et visuelle, contrairement à celle de Graham Vick.

Qu’en est-il du point de vue politique? Aussi surprenant que cela puisse paraître, c’est bien là que Brian Large a dû fournir le plus gros travail. Nous avons en effet signalé les stéréotypes et clichés auxquels il n’a cessé de recourir pour sa mise en scène d’Aïda, dont l’intrigue repose essentiellement sur l’invasion de l’Egypte ancienne par les Ethiopiens. C’est ainsi que, à plus ou moins juste titre, Brian Large s’est attiré la foudre des partisans de la political correctness dont on connaît bien les points de vue, intéressants parfois, exagérés souvent. Qu’en penser dans le cas présent? Le choix de faire interpréter les Ethiopiens par un choeur «de couleur» et les Egyptiens par un choeur de «blancs» était-il symptomatique d’une politique raciale? Voilà qui semble dénoncer l’un de ces excès dans lesquels tombent, bien souvent, les partisans de la political corectness. En revanche, que penser du jour sous lequel Brian Large, à new York, fait paraître les Ethiopiens lorsqu’il les fait danser comme des singes sauvages dont on prend juste la peine de cacher les parties intimes au moyen d’une ceinture de paille? De là à qualifier cette production de simpliste, réductrice et pétrie de lieux communs, il n’y a qu’un pas.

C’est pourquoi, il n’est pas inintéressant de considérer les productions plus contemporaines telles que celle de Graham Vick, à Bregenz, en 2009. Ce dernier, épris d’une grande volonté de «contemporanéisation», a tenté d’incorporer l’intrigue d’Aïda dans le décor des violences impérialistes américaines. Voilà qui n’est pas moins risqué, quand bien même le danger du politiquement incorrect est moins grand.

La Statue de la liberté en fond ainsi que les uniformes de la marine américaine, entre autres éléments visuels, donnent à cette adaptation une tournure explicitement contemporaine. Notons toutefois que les origines pharaoniques n’y sont pas négligées puisque lesdits officiers de marine portent des casques de pharaons. Le risque n’en demeure pas moins de tomber dans un décor de carnaval kitsch et confus. L’abondance d’éléments visuels représente en effet une menace d’incohérence tant diégétique que du point de vue du message politique.

En fin de compte, laquelle des deux adaptations préférer? Celle qui relève du conte réducteur, trompeur et politiquement peu recommandable ou celle qui lui confère un sens plus critique et novateur, fût-ce au prix d’un américanisme décalé? Il n’est pas exclu que le mélomane d’aujourd’hui, lassé des grandes productions stéréotypées, porte son choix sur la deuxième version. Celle-ci est certes audacieuse, expérimentale et peu conforme aux conventions mais elle est aussi plus propice à la réflexion, à la critique et au dynamisme intellectuel.

 

Notes :

 

1 Giuseppe Verdi, «Aïda», Wiener Symphoniker, dir. Carlo Rizzi, mise en sc.Graham Vick, Bregentzer Festspiele, 2010.

2 Giuseppe Verdi, «Aïda», The Metropolitan opera chorus and orchestra, dir. James Levine, mise en sc. Brian Large, new York, Deutsche Grammophon, 2000.

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