Les années septante vues par Vialatte (4)

[…] Et c’est bien le problème d’aujourd’hui. Tout sert d’otage: un paquebot, un enfant, un avion, des professeurs, des passagers, une usine, des représentants diplomatiques, un fils qu’on menace de tuer si l’on est arrêté. Nous en sommes au «Temps des otages». C’est un chantage universel. Pratiqué par n’importe qui, un fou, un déserteur, des terroristes, des potaches, un père, que sais-je? Et sur n’importe qui: généralement des innocents. C’est ce qu’a bien vu Pierre Lantenac en écrivant Le Temps des otages. Il a compris son siècle. Son roman pourrait être un reportage de demain. Théâtre: un petit Etat de l’Amérique centrale. Maîtres chanteurs: un groupe de terroristes. Ils menacent de faire sauter un avion dérouté, y compris tous les passagers, s’ils n’obtiennent pas la grâce de cinquante détenus. Le dictateur refuse. Dégâts; mais limités: il n’y a qu’un mort. L’opinion mondiale est indignée. Contre les pirates de l’avion. Opération ratée. Ils jouent à quitte ou double. Cette fois ils réclameront le dictateur lui-même. Le dictateur refuse (au nom des mêmes principes). Mais cette fois il y a plus de dégâts et l’opinion mondiale s’indigne contre lui. Les Etats-Unis interviennent. C’est encore une application de la morale du «moindre mal»: la justice mesurée non point par le principe, mais par le nombre des victimes. Est-ce une nouvelle morale qui naît? La morale de l’âge des cavernes, devenue celle du «moindre mal» (à condition de considérer que la justice vaut bien moins que la vie). Car on ne peut prévoir de limite à l’escalade du chantage politique. C’est à lui qu’appartient l’avenir. […]

Alexandre Vialatte, chronique 895 du 21 mars 1971, in Chroniques de la Montagne (volume 2), Paris, Robert Laffont, 2000.