Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Présence de Drieu la Rochelle

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 1949 7 septembre 2012

Plus de soixante ans après son suicide, Pierre Drieu la Rochelle (1893- 1945) continue sa carrière posthume d’écrivain maudit. Chaque nouvelle publication de ses oeuvres ou essai sur icelles donne lieu à de rituels débats, cris d’indignation, rappels à l’ordre, pâmoisons diverses. «En ce début du XXe siècle, nous ressassions les histoires du siècle précédent», dit un personnage de Rêveuse bourgeoisie. Transposée cent ans plus tard, cette phrase a conservé toute sa pertinence: l’édition de romans, récits et nouvelles dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade a tout naturellement suscité les crises attendues d’auto-allumage vertueux. Oui, Drieu a été antisémite. Mais son meilleur ami, tué pendant la Grande Guerre, était juif. Il a épousé sa soeur… (et ensuite divorcé). Il a fondé une revue en 1927, Les Derniers jours, avec Emmanuel Berl, juif libéral, lequel sera éberlué de la conversion inattendue de son ami à l’antisémitisme: «[Cela] l’avait pris, vers 1934, comme un diabète.» Oui, Drieu a collaboré avec l’occupant pendant la Deuxième Guerre. Mais il s’est servi de sa position (directeur de la Nouvelle Revue Française) et de sa notoriété, non pour dénoncer et trahir, mais pour protéger et sauver ceux à qui il pouvait venir en aide. Au lieutenant Gerhard Heller: «Veillez à ce qu’il n’arrive jamais rien à Malraux, Paulhan, Gaston Gallimard et Aragon, quelles que soient les allégations dont ils seraient l’objet.» A la fin de sa vie, Malraux confie à Frédéric Grover, biographe de Drieu: «Je ne me suis jamais senti en état de supériorité envers Drieu. C’est moi qui admirais Drieu. Je le considère encore comme un des êtres les plus nobles que j’aie rencontrés.»

Essayons de tirer notre auteur du bal des maudits de la Collaboration. Son premier texte important, Etat civil, bref récit de son enfance et de son adolescence, mêlé de considérations politiques et historiques, commence ainsi: «J’ai envie de raconter une histoire. Saurai-je un jour raconter autre chose que mon histoire? Il était une fois un petit garçon de trois ans. J’écris ce qui me passe par la tête. Mais un ordre s’impose. Tout ce qui me reste de divin, cet ordre.» Toute l’œuvre de Drieu semble découler de ce paragraphe. D’abord parce qu’elle est largement autobiographique, parfois presque psychanalytique. Ensuite parce qu’elle est la quête d’un ordre, soit disparu, soit à créer. C’est pourquoi il est vain de séparer l’homme et l’oeuvre, oeuvre où la distinction des genres est également floue.

Les écrivains contemporains de Drieu sont plutôt au creux de la vague: qui lit encore Jouhandeau, Chardonne, Morand, Brasillach? Même des autorités morales et intellectuelles qui eurent une influence déterminante sur trois ou quatre générations, tels Gide, Montherlant ou Bernanos, sont confinés dans les recoins sombres des bibliothèques et ignorés des rayons des librairies. Or l’étoile de Drieu ne cesse de s’affirmer: presque tous ses livres sont disponibles chez Gallimard (Folio ou Imaginaire); on a édité sa correspondance et des études paraissent en flux régulier. L’engouement que l’on voue à Drieu n’est pas de la nature de celui que l’on pourrait avoir pour un auteur maudit. Il n’y a rien de sulfureux chez lui, hormis l’antisémitisme, qui apparaît surtout dans le Journal, sous une forme d’ailleurs ambiguë, et sans commune mesure avec celui de Céline ou Rebatet.

Drieu a été un témoin lucide de la décadence de la France et de l’Europe au sortir de la Première Guerre. Dans Mesure de la France (1922), il dresse un bilan alarmant d’une France qui a renoncé à faire des enfants, et qui perd son rang de nation dirigeante. Face à ce déclin démographique, il ne voit de salut que dans la fédération des puissances européennes. A cette époque, Drieu est proche de Briand.

Son obsession de la décadence prend racine dans l’observation du destin de sa propre famille. Dans Rêveuse bourgeoisie (1937), il décrit, sous une forme à peine déguisée, l’histoire de ses parents et de son enfance dans la société de 1890. Cette bourgeoisie hypocrite, calculatrice, veule, opportuniste, avec sa morale chrétienne délitée, est dépeinte sans ménagement, dans un style alerte, à la fois grave et ironique, qui n’est pas sans évoquer le meilleur Stendhal. Le diagnostic de Drieu est que la bourgeoisie n’a pas tenu son rang et a été incapable de succéder à l’aristocratie comme classe dirigeante. Cela induit une vision très pessimiste de l’avenir de la civilisation. Voici les premières lignes du premier numéro des Derniers Jours: «Tout est foutu. Tout? Tout un monde, toutes les vieilles civilisations – celles d’Europe en même temps que celles d’Asie. Tout le passé qui a été magnifique s’en va à l’eau, corps et âme. Il n’y a pas à essayer de sauver le système des valeurs connues et appréciées par les hommes à ce jour. On peut songer à conserver ce qui est encore vivant, on ne conserve pas ce qui est mort. On ne peut recruter la jeunesse pour une entreprise de pompes funèbres.»

C’est ce désespoir qui fait glisser Drieu vers l’Allemagne nazie, non par adhésion idéologique, mais parce qu’il a cru voir en Hitler la dernière chance de l’Europe de se fédérer et d’être forte, de fonder un socialisme européen. Son jugement a été troublé par son esthétisme. Le voici qui s’enivre des parades de Nuremberg en 1935: «Le défilé des troupes d’élite tout en noir était superbe. Je n’ai rien eu de pareil comme émotion artistique depuis les Ballets russes.»

Drieu versatile a été mêlé à tous les mouvements de son époque, promenant sa mince silhouette de dandy exténué tantôt chez les surréalistes, tantôt chez Maurras ou les communistes, les fascistes, Doriot,… Jamais une conviction bien ferme ne vient appuyer ces fréquentations. De même, ses innombrables liaisons féminines montrent un séducteur angoissé, incapable de se fixer durablement: il fut notamment l’amant de Christiane Renault, épouse de l’industriel, et de Victoria Ocampo, femme de lettres argentine.

Drieu est certes attachant, par ses contradictions personnelles, et comme témoin révélateur des contradictions de son temps. Mais il est surtout un écrivain de grande race, qui a le sens de la formule: «réveil. Le plomb qui, à 3 heures du matin, a scellé ses paupières et ses membres, se dissout en nappes pesantes.» Ses portraits peuvent être d’une cruauté jubilatoire: «Mlle Farnoux souriait à Alain avec une maigre convoitise. Farnoux, les Forges Farnoux, canons et obus. C’était une petite fille entre quarante et soixante ans, chauve et portant sur son crâne exsangue une perruque noire. Née de vieillards, si chétive, si pauvre de substance, elle vivait au milieu de ses millions dans une indigence incurable.» Il a le sens du rythme et sait mettre en scène la tragédie: «Je me rappelle deux ans plus tard, en face de moi, ce grand diable d’officier allemand debout dans la tourmente à Verdun, Fritz von X…, qui était debout, et appelait, et m’appelait. Et je ne lui répondais pas, je le canardais de loin. Dans cette guerre, on s’appelait, on ne se répondait pas. J’ai senti cela, au bout d’un siècle de course. On a senti cela. Je ne faisais plus que gesticulailler, criailler. Je n’avançais plus guère. Je trébuchais, je tombais. Ils trébuchaient, ils tombaient. Je sentais cela. Je sentais l’Homme mourir en moi.»

On aurait tort de croire que le suicide de Drieu ne serait lié qu’aux circonstances et à sa volonté d’échapper aux rigueurs de l’Epuration. C’est une obsession qui lui est née du suicide d’un ami, Jacques Rigaut, jeune poète surréaliste au talent prometteur: «La vie ne pouvait remporter sur toi qu’une bien médiocre victoire. […] Mourir, c’est ce que tu pouvais faire de plus beau, de plus fort, de plus.» Ce suicide a inspiré un des textes les plus poignants de leur auteur, Le Feu follet. Louis Malle en a tiré un chef-d’oeuvre du cinéma avec dans le rôle principal Maurice Ronet, troublant de vérité. Une lancinante Gnossienne de Satie contribue à la mélancolie du film. Aujourd’hui, c’est au tour d’un jeune cinéaste norvégien, Joachim Trier, d’adapter Le Feu follet. Le film, très différent de son prédécesseur, se situe à la même hauteur et a été couvert d’éloges par la critique. Il vient de quitter les salles mais est déjà disponible en DVD: Oslo, 31 août. Que le taedium vitae du Paris des années 20 puisse si aisément être transposé dans la Scandinavie actuelle montre à quel point Drieu peut toucher l’homme d’aujourd’hui.

Drieu la Rochelle est la dernière comète du romantisme français.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: