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L’éducation à l’école

Jacques Perrin
La Nation n° 1938 6 avril 2012

Eduquer consiste à éloigner les enfants du sein maternel, à les extraire du sentiment factice de plénitude et de toute-puissance, à les conduire de la dépendance complète vers l’autonomie relative. L’enfant éduqué accepte de ne plus vivre seul au monde avec sa mère bien-aimée. Il parvient à ne plus importuner autrui par l’expression de ses pulsions. On l’a élevé au-dessus de ses désirs.

L’éducation ne se fonde jamais sur rien. Les éducateurs ont été éduqués. Ils vivent au sein d’une société constituée. En cette matière comme en beaucoup d’autres, point de table rase. Par l’éducation, il s’agit de cultiver les enfants comme une terre sans doute fertile, mais qui dépérirait si on la laissait à elle-même. Le petit homme est de tous les animaux celui qui met le plus de temps à disposer des moyens de sa survie: les éducateurs refusent de l’abandonner à sa déréliction. Il appartient aux parents d’assurer l’éducation de la petite enfance, la plus difficile, celle qu’on rattrape difficilement si elle a été ratée.

De nos jours, éduquer semble ardu. Bien entendu, on trouvera toujours le sociologue de service (un Guéniat…) pour expliquer aux parents que, du temps des Babyloniens ou de Socrate, cela l’était tout autant, qu’on se plaignait déjà que les enfants fussent mal élevés. C’est vrai, mais cet argument des éducateurs «cools» n’aide pas à faire face aux soucis de maintenant, au contraire; il exhorte les parents à tolérer les humeurs de leurs rejetons, à «se remettre en question», à se demander si le laisser-aller d’aujourd’hui n’enfante pas moins de névrosés que la sévérité d’autrefois.

Il ne se passe pas un jour sans qu’on n’ait à déplorer des «incivilités», qu’un professeur n’affirme que les parents «ne font plus leur boulot» ou que le courrier des lecteurs ne rapporte des manquements à la politesse. Les gens s’inquiètent de la mauvaise éducation. La vie en société leur paraît de moins en moins agréable.

L’ennui est qu’on observe simultanément un mouvement contraire.

La société, avide de la paix que produit l’éducation, répugne pourtant à éduquer les enfants en vertu des principes libertaires qui la guident. Selon certains «intervenants», éduquer revient à exercer des pressions intolérables sur un petit être qui ne demande qu’à s’épanouir librement. Au nom de quoi réprimerait-on la charmante spontanéité des enfants? Pourquoi nierait-on leur droit à être eux-mêmes? Ne sont-ils pas nos égaux? Comme l’éducation consiste à brider des comportements nuisibles à la communauté, elle heurte le besoin moderne d’«authenticité», la volonté de «rester soi-même» en toutes circonstances (le «soi-mêmisme», selon l’expression forgée par Renaud Camus…).

Les éducateurs, les parents surtout, mais aussi les maîtres d’école, sont captifs de ces tendances contradictoires, déchirés entre les exigences du bien commun et le respect de l’enfant. Que cette opposition soit en grande partie fallacieuse n’effleurant pas leur esprit, ils sont condamnés à se demander sans cesse comment ils se tireront d’embarras. Est-il possible d’éduquer sans brimer, de choyer l’individu sans promouvoir l’anarchie?

Contentons-nous pour l’instant d’esquisser un tableau en nous limitant au cadre scolaire.

Dans les lycées français d’autrefois, l’instruction et l’éducation étaient deux activités distinctes. Les professeurs enseignaient et déléguaient les affaires de discipline au censeur de l’établissement. Aujourd’hui, on entend souvent dire que «les profs sont là pour enseigner, non pour éduquer et perdre leur temps à faire la discipline». En début de carrière, nous avons partagé cette idée, mais nous nous sommes vite persuadés de sa fausseté. Il est impossible d’instruire les enfants sans les éduquer. Qu’on le veuille ou non, les deux opérations sont solidaires. On enseigne une «discipline» aux élèves, ce mot à double sens dit tout.

L’Etat organise l’école. Presque tous les parents y envoient leurs enfants passer de longues journées dès le plus jeune âge. Ils attendent que les maîtres (notamment les maîtresses enfantines et primaires) complètent l’éducation donnée à la maison. Les enseignants ne peuvent pas rester sourds à cette demande d’autant plus que l’étude nécessite des qualités morales: l’attention, la persévérance, la probité, la maîtrise de soi, entre autres. En outre, il faut du calme pour bien étudier – le silence est l’exigence la plus élevée pour les élèves d’aujourd’hui, si habitués au bruit et si angoissés qu’ils sont de sa soudaine absence –, de sorte que le professeur doit établir des règles de discipline. Si, en plus, l’Etat enjoint aux enseignants de former une élite intellectuelle et morale, objectif auquel il tend plutôt à renoncer de nos jours à cause de la mauvaise réputation du mot «élite», la tâche éducative devient cruciale.

Pour inculquer les vertus nécessaires, l’éducateur dispose d’abord de la parole en ordonnant et expliquant les comportements attendus, et de la force, quand il s’agit de punir les récalcitrants. Ensuite, c’est essentiel, il est l’exemple de ce qu’il attend. Enfin, il met à profit les disciplines enseignées pour éduquer les enfants. Une éducation qui se limiterait à l’enseignement du français, des mathématiques, de la musique, du sport et des vertus exigées par leur apprentissage suffirait à former un homme accompli. Nous aurons précisément à exposer dans ces colonnes quel peut être l’apport de la littérature à la formation des adolescents.

Au terme de cette esquisse, nous annonçons une autre piste de réflexion. Jusqu’à présent, à l’école, l’éducation est restée subordonnée à l’instruction. On a éduqué les enfants pour mieux les instruire. Durant ce printemps, les enseignants vaudois «s’approprient», selon le vocabulaire officiel, les multiples exigences du PER (plan d’étude romand). Le PER dit que «l’Ecole publique assume une mission générale et globale de formation qui intègre des tâches d’éducation et d’instruction […]». Qu’en est-il en réalité?

Il nous faudra «décrypter» (autre terme à la mode!) ce fameux plan.

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