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La disparition de l’âme

Lars Klawonn
La Nation n° 1956 14 décembre 2012

L’abolition progressive du christianisme exige de nous le sacrifice de nos consciences. Telle est la condition sine qua non de l’époque à venir, c’est-à-dire la nôtre. L’homme nouveau n’agira plus selon sa conscience. Il n’aura plus accès au sentiment moral qui lui permettait de faire le bien et de combattre le mal; il agira uniquement selon son désir personnel. Satisfaire sans tarder ses plaisirs, ses lubies, ses perversions restera son unique motivation dans une société entièrement soumise à l’épanouissement personnel. Indifférent à la vérité, il n’est plus qu’intensité de sensations.

De cette nouvelle donne, il ressort que l’humanité désormais se consacre exclusivement à profiter à fond de la vie ici-bas. Puisque le ciel est vide et qu’il n’y a plus rien après, on se contente de revendiquer le droit de jouir de la vie sans modération, et de satisfaire tous ses désirs, même les plus inavouables; on chassera sans merci tout ceux qui causent des frustrations et empêchent les gens de vivre leurs petits bonheurs individuels. De cette espèce de pantin morbide, ce néo-sujet, cet homo festivus1, Philippe Muray a donné le portrait exact.

Mais l’évolution suit son cours. Le néo-sujet subit des mutations terrifiantes. En cette deuxième décennie du XXIe siècle, il dégénère en post-sujet. Dans Egobody, le philosophe français Robert Redeker dessine les contours de cette décomposition2. La disparition de l’âme, siège de la conscience, va de pair avec l’adoration du corps, le bienêtre physique dans toutes ses dimensions. Désormais, le corps, centre de toutes les jouissances de l’homo festivus, impose sa loi: le corps remplace Dieu. Là où l’homo festivus, avatar de mai 68, revendique son droit au plaisir illimité, l’homo animalis ne revendiquera plus rien. Il n’en aura tout simplement plus les moyens intellectuels et culturels, ayant déjà trop régressé vers l’état animal.

«La tyrannie de l’épanouissement», comme l’appelle si bien Redeker, s’acharne à éradiquer les maladies. La dissociation du corps et de l’âme formait l’ancien socle de la société chrétienne selon laquelle le corps périt mais l’âme est éternelle. Désormais, nous ne sommes plus que notre corps, dit Redeker. Selon lui, le rejet de la vieillesse, de la maladie et de la mort résulte de «l’absorption de l’âme et du moi, ou de l’ego, par le corps». La thèse d’Egobody consiste à dire que, sans la mort de l’âme, les domaines de l’anthropotechnie n’auraient pas pu se développer. En effet, puisque l’âme qui est le siège de la promesse du salut de chacun disparaît, il ne reste plus que le corps. Ce corps objet de tous les cultes et de tous les soins pour qu’il dure, pour qu’il reste beau, jeune, désirable. Toutes les techniques pour modifier l’homme – le clonage, les cellules souches, les mères porteuses, les thérapies génétiques – n’ont qu’un seul but, l’éternelle jeunesse, l’élimination de la mort dans la conscience de l’homme. L’Egobody, c’est-à-dire l’homme moderne, rêve d’immortalité mais il refuse de mourir pour elle. Il ne croit pas qu’il va mourir. Ce qu’il désire, c’est se régénérer perpétuellement, grâce à la médecine et à la pharmacie. C’est la lutte contre le vieillissement et la mort à coups de fitness, de cosmétiques, d’implants et de greffes. C’est aussi, en même temps et de manière tout à fait cohérente, la lutte contre tout ce qui, de près ou de loin, met en péril l’immortalité biologique et matérielle de l’homme, à savoir les pollutions, le tabagisme, l’alcoolisme, la saleté, l’insécurité, les épidémies, les OGM, l’énergie nucléaire, etc. or Redeker nous rappelle à raison que «la mort est aussi une initiation au sens où la pensée anticipatrice de la mort fait découvrir à l’être humain la valeur de la vie».

Dans son livre, qui traite de la révolution anthropologique, Redeker dresse le portrait de l’homme nouveau, l’être sans souci. Contrairement aux animaux, l’homme est capable de se regarder mourir, il est conscient de sa finitude. Cette conscience génère chez lui le souci, qui est «la matrice de l’intériorité». Il a souci de son âme, souci d’autrui, souci de soi et du monde. Les notions de péché et de salut transcendant sont intimement liées au souci existentiel de l’homme. Le péché pose le cadre des limites que l’homme chrétien a le souci de ne pas transgresser s’il aspire au salut. A partir de là, Redeker développe une thèse remarquable. Il dit que la pensée du péché originel protégeait contre le totalitarisme, contre le fanatisme constructiviste de l’homme nouveau tant qu’elle était largement partagée. «Totalitarisme et prométhéisme anthropologique ne peuvent surgir qu’après la mort de Dieu.»

Le monde chrétien s’est construit sur l’imperfection originelle de l’homme et sur son acceptation sous le signe du péché originel. L’homme chrétien connaissait ses limites et acceptait sa finitude. Ainsi, explique Redeker, le péché était une réalité protectrice contre la fabrication de l’homme nouveau. Le lent effondrement du monde chrétien, provoqué dans un premier temps par les Lumières et ensuite par le marxisme, a libéré le rêve d’un homme parfait dans un monde illimité. Tandis que le christianisme avait le courage de se résigner à l’homme, le monde moderne entreprenait de le détruire et propageait l’avènement de l’homme nouveau, un homme abstrait, irréel et sans limite. Cet homme nouveau, centre de l’univers, entièrement dépourvu d’humanité car trop parfait pour être humain, a constitué le fond de commerce de tous les systèmes totalitaires du XXe siècle, communisme, nazisme, fascisme. Redeker nous montre que l’homme nouveau n’est pas mort. Au contraire, il réapparaît aujourd’hui sous la forme d’Egobody, cet animal nouveau programmé à haïr son âme, à la tuer, à tuer sa finitude en se servant de nouvelles technologies que la science est avide de développer au nom du sacro-saint progrès, car dans le nouveau conformisme antihumain de type égalitaire, tout sera désormais possible.

Notes:

1 Philippe Muray, Festivus, festivus, Editions Fayard, 2005.

2 Robert Redeker, Egobody, La fabrique de l’homme nouveau, Editions Fayard, 2010.

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