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Eduquer

Jacques Perrin
La Nation n° 1956 14 décembre 2012

Selon une étymologie évidemment contestée, le mot «éduquer» signifierait «conduire hors de», «guider hors de». L’éducateur aide les enfants à s’extraire de leur dépendance; il les guide vers l’autonomie que suppose l’âge adulte.

L’image est adéquate. Jusqu’à tout récemment, l’éducation a visé à faire franchir aux enfants les premiers obstacles sur le chemin de la vie. Or le mot «éducation», de nos jours, n’est plus en odeur de sainteté. Les enfants sont nos égaux: au nom de quoi les assisterions-nous? Au nom de quoi les arracherions-nous à la douceur de l’enfance? Ils en sortiront s’ils le veulent bien. Ils ont le «droit» d’y demeurer.

Si le mot n’a pas bonne presse, la chose est réclamée à cor et à cri, et chacun a son idée sur ce que devrait être une éducation véritable.

On peut distinguer trois conceptions. La première consiste à refuser d’éduquer par faiblesse ou parce qu’on adopte des «principes» libertaires; la deuxième défend une éducation fondée sur l’expérience et la tradition; la troisième mise sur les techniques élaborées par les «sciences de l’éducation» pour transmettre des «valeurs» et réguler les comportements.

Passons sur le refus d’éduquer qui donne des résultats si pathétiques que ses thuriféraires déchantent vite. L’absence d’éducation produit les fameux enfants-rois dont l’entourage admire en riant jaune les exigences perverses. On s’escrime à satisfaire tous les désirs des gamins. Cette tâche infinie épuise les familles qui maudissent leur insouciance. Elles en sont réduites à appeler au secours.

Beaucoup de parents, avertis de l’échec du laisser-aller, continuent à éduquer les enfants. Ils jugent que leurs propres parents les ont tout compte fait bien élevés, qu’il suffit de les imiter en se fondant sur le bon sens. Les principes qui président à ce type d’éducation empirique ne sont pas toujours réfléchis, mais on repère certaines lignes de force.

Il s’agit en gros de transmettre des vertus: la bienveillance, le respect de la parole donnée, la maîtrise de soi, l’autonomie, le courage. Quand l’éducation est achevée, l’enfant se débrouille dans un environnement qui cesse d’être protecteur. Se débrouiller, c’est se conserver en vie («fais donc attention!») au milieu des risques inhérents à toute existence.

L’enfant n’a pas à se tirer d’affaire seul. Une éducation réussie implique qu’il sorte du cocon maternel, renonce à l’illusion de sa toute-puissance et admette que d’autres hommes existent aussi. La vie a plus de charme avec eux que contre eux. La confiance réciproque est essentielle.

C’est le père qui rompt la relation privilégiée de l’enfant avec sa mère et lui offre une place dans la communauté familiale d’abord, politique ensuite. La confiance se construit grâce à la politesse: «Dis merci! Dis bonjour à la dame! Regarde-la dans les yeux! Tends-lui la main!»; ces injonctions n’ont pas d’autre but que de permettre la vie en commun. Apprendre à vivre avec autrui dans une paix relative est une des fins essentielles de l’éducation. L’enfant diffère la satisfaction de ses désirs et modère ses appétits; il tient compte de la présence d’autrui à ses côtés, d’où l’importance, entre autres, des manières de table.

Au bout du chemin, l’enfant devenu adulte se passe de la protection familiale, devient autonome; il a assimilé la loi et se la donne à lui-même. Il est alors capable de fonder à son tour une famille.

Il ne faut pas cacher à l’enfant, s’il ne la découvre pas rapidement, la précarité et la fragilité de l’existence, son exposition au mal. C’est le rôle de l’éducation religieuse. L’enfant apprend à faire face à la souffrance («arrête de pleurer!»), à la maladie, à la mort.

L’éducation des élites, telle qu’elle a toujours été pratiquée dans les nations civilisées, n’est qu’une extension de celle que dispensent les familles. Pour un petit nombre, la discipline éducative est systématisée et pourvue d’exigences plus dures.

De nos jours, l’éducation traditionnelle est encore pratiquée, mais elle a pris un coup de vieux. Le mot «vertu» fait sourire et la liste des qualités énumérées ci-dessus ne peut qu’indigner le petit-bourgeois «rebelle».

Aussi une nouvelle «piste» a-t-elle été tracée. La «formation» remplace l’éducation. Elle se fonde sur l’idéologie des droits de l’homme, les sciences psychologiques et pédagogiques. L’enfant, individu considéré comme complet dans son monde propre, est bardé à sa naissance d’une kyrielle de droits qu’il apprendra à faire valoir. Il est censé appartenir à une société multiculturelle où a lieu un «débat démocratique» infini, d’où l’intérêt des éducateurs modernes pour l’apprentissage de l’argumentation. «Acteur» de l’économie et «citoyen du monde», il doit, en échange des prétendus droits que son humanité lui confère, contribuer au bien-être général en apportant sa force de travail, en consommant, en protégeant l’environnement et en veillant à sa santé. Sous ces aspects, il a autant de droits que de devoirs. Un pouvoir peu visible le protège et exige sa soumission.

Des spécialistes dispensent l’«éducation citoyenne» qui oriente l’enfant vers le bien tel que l’opinion dominante du moment le conçoit. Une armada de juristes, de chercheurs et de journalistes la façonnent et l’«adaptent» sans cesse. Informatique, développement durable, enseignement de l’anglais, sexualité, hygiène, citoyenneté et philosophie antiraciste sont ses champs d’intervention favoris. L’idéal de cette éducation serait que tout «apprenant» soit connecté en permanence, par son téléphone ou sa tablette, à une série de slogans: «n’oublie pas de sortir couvert!», «Toi aussi tu peux être bûcheronne, ose tous les métiers!», «Ton corps t’appartient!», «Cinq fruits et légumes par jour!», «Trier ses déchets est fun!», «Un jeune gay sur quatre tente de mettre fin à ses jours, lutte contre l’homophobie!», etc.

Il est à noter que le rôle des parents et celui des techniciens tendent à s’inverser.

Ceux-ci occupent le devant de la scène tandis que ceux-là n’assurent plus qu’une mission subsidiaire ou parcellaire. Il en va de même pour les enseignants de terrain qui cèdent le pas aux «intervenants».

Il existe heureusement une autre forme d’éducation, moins intrusive, où parents et enseignants renouent un lien concret avec les enfants, qui fait la part belle au contenu des branches traditionnelles, notamment du français et de la fréquentation des œuvres littéraires. Nous y reviendrons.

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