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Traces d’humanité

Jacques Perrin
La Nation n° 2186 22 octobre 2021

Les maréchaux de Staline (2021), de Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, se lit comme un roman. Nous y avons pioché de nombreux renseignements, comme dans Barbarossa 1941, la guerre absolue (2018) et leur biographie de Joukov (2013).

Pourquoi nous intéresser à l’histoire soviétique? Peut-être parce qu’elle contraste fortement avec la nôtre, si tranquille et douce, mais pas à l’abri de dérèglements effrayants…

Entre 1935 et 1946, reprenant une tradition de la dynastie des Romanov, Staline nomma dix-sept maréchaux. Ces hommes étaient nés à la fin du XIXe siècle, avaient vécu la Première Guerre mondiale, la Révolution de 1917, la Guerre civile (1918-1923) et la Grande Guerre patriotique, sauf trois qui avaient succombé aux purges de 1937 et 1938. Une sauvagerie extrême caractérisait le monde qu’ils avaient connu. La vie humaine ne valait pas grand-chose, chacun s’habituait à la souffrance et à l’idée d’une mort prochaine. Ils avaient subi ou exercé un type de commandement fondé sur la terreur. Ils avaient craint Staline. Sur chacun d’eux, le NKVD disposait de dossiers mélangeant faits vrais, complots imaginaires, dénonciations et «témoignages» arrachés sous la torture.

L’Armée rouge, en passe de devenir la meilleure armée du monde, n’avait pas achevé sa mue lorsqu’elle fut surprise par l’attaque allemande en juin 1941. Le régime était à l’origine antimilitariste. Les soldats élisaient leurs chefs; il n’y avait ni grades, ni décorations, ni épaulettes. Longtemps l’Armée rouge n’eut ni autonomie ni esprit de corps, dépendant complètement du Parti. Une armée permanente représentait un danger, on craignait l’émergence d’un Bonaparte qui mettrait fin à la Révolution. Après la pénible victoire contre la Finlande et les désastres de 1941, on fusilla les officiers réputés incapables, les méthodes fondées sur la terreur et les menaces ne cessèrent pas; l’insécurité des chefs était permanente, Staline infligeant à ses subordonnés des tests de loyauté où il leur fallait choisir entre leur famille, leurs amis et la soumission absolue au Guide. Cependant le double commandement (un chef militaire chapeauté par un commissaire politique) fut aboli, on récompensa les compétences professionnelles, on toléra mieux les officiers spécialistes de la chose militaire, même s’ils avaient servi le tsar.

La Grande Guerre patriotique montre qu’on ne gagne pas grâce à la coercition exercée sur les hommes, même si elle est parfois utile. Comme dans Vie et destin de Vassili Grossman où des restes de bonté subsistent au milieu des atrocités, la conduite des maréchaux de Staline présente des traces d’humanité, d’intelligence, de courage et de loyauté. Pour conduire les opérations, Staline avait besoin de subordonnés véridiques surmontant la crainte d’être éliminés. Il ne peut y avoir de victoire militaire sans que les vertus telles que la prudence, le courage et l’honnêteté soient pratiquées. Même un tyran paranoïaque ressent la nécessité d’être fidèlement informé du déroulement des combats. Le désordre n’est jamais absolu. Les biographies des maréchaux illustrent ce que signifie le mot tragédie: une gloire passagère, des souffrances, des moments d’effondrement et de désespoir, suivis d’actes magnifiques et de péripéties à demi-comiques, une mort parfois ignominieuse.

Voyons en quoi les maréchaux, même les moins recommandables, restaient des hommes. Il n’y avait aucun ange parmi eux, aucun démon absolu non plus, Staline y compris.

Nous les rangeons en cinq catégories. D’abord les victimes de purges: Toukhatchevski, Bliukher, Egorov; les maréchaux échappant de peu aux purges mais torturés: Meretskov, Rokossovski; les maréchaux vainqueurs sur le terrain: Joukov, Koniev, Govorov, Malinovski; les intellectuels de l’état-major: Chapochnikov, Vassilevski, Sokolovski, Tolboukhine; enfin les ratés: Vorochilov, Boudienny, Timochenko, Koulik. Nous n’en évoquerons que dix sur les dix-sept, sous forme de feuilleton.

Un possible Bonaparte liquidé

Mikhaïl Toukhatchevski, enfant prodige de l’Armée rouge, aurait pu être le Bonaparte de service. Les quartiers de noblesse de sa famille remontent au XIIIe siècle. Les huit frères et sœurs de Mikhaïl parlent français et allemand, chantent, peignent, versifient, jouent aux échecs. Mikhaïl lui-même joue du violon et fait le facteur d’instruments. Il est d’une grande beauté, fort, impitoyable, ne boit pas, ne fume pas, méprise l’argent, Dieu et le tsar. C’est un militaire professionnel qui aime se battre dans l’armée nationale, rouge ou blanche, peu importe. Il se convertit au bolchevisme et participe à la terreur rouge instituée par Trotski durant la guerre civile. Lieutenant en janvier 1918, il commande une armée sept mois plus tard. Ce condottiere, ressemblant au Stavroguine des Démons de Dostoïevski, est à la fois un théoricien et un homme de terrain. Il est souvent victorieux sauf devant les Polonais de Pi?sudski en 1920, faisant porter le poids de la défaite au général Egorov et à… Staline qui n’oubliera jamais ce faux pas. Toukhatchevski a posé les bases de la modernisation industrielle et opérationnelle de l’Armée rouge qui permettront à celle-ci de vaincre les nazis, mais il n’aurait pas évité le désastre de 1941, car comme Staline et la plupart de ses confrères, il croit alors que l’effort principal des Allemands portera sur l’Ukraine alors que ceux-ci visèrent d’abord Moscou après maintes tergiversations.

Toukhatchevski est arrêté en 1937, jeté à la Loubianka et torturé. Il n’a dirigé aucun complot et s’est adapté au bolchevisme, mais il faisait figure de chef d’un groupe d’officiers liés par une vision professionnelle commune. Staline ne pouvait l’admettre, lui qui faisait primer la pureté idéologique et le caractère inoffensif de ses féaux sur les compétences professionnelles. C’était le principe des purges.

A la fin de sa vie, le musicien Dmitri Chostakovitch a dit de Toukhatchevski: Parmi tous ceux qui appartenaient aux cercles les plus élevés du pouvoir, un seul a sincèrement aimé ma musique, et pour moi cela a joué un rôle très important. C’est le maréchal Toukhatchevski, le Napoléon rouge comme certains se plaisaient à l’appeler […] l’une des personnes les plus intéressantes que j’ai connues.

Au terme d’une parodie de procès, deux ans après avoir accédé au maréchalat, Toukhatchevski est fusillé le 12 juin 1937.

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