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Traces d’humanité (4)

Jacques Perrin
La Nation n° 2189 3 décembre 2021

Les intellectuels de l’état-major

Avec Boris Chapochnikov, né en 1882, nous entrons dans la catégorie des officiers d’état-major devenus maréchaux. Chapochnikov n’a jamais commandé sur le champ de bataille. Staline lui a toujours fait confiance. Pourtant tout parle contre lui. Issu de la petite bourgeoisie instruite, il a fréquenté l’Académie de l’état-major général fondée en 1832 par Antoine de Jomini. Il a été colonel dans l’armée du tsar. Malgré des maladies respiratoires et cardio-vasculaires, il dispose d’une incroyable capacité à endurer tout et n’importe quoi. Bon cavalier, bon escrimeur, il maîtrise le français et l’allemand. Intellectuel modeste, calme et silencieux, il lit des livres de tactique chaque soir. Il a horreur des conflits interpersonnels et n’appartient à aucune coterie, petit gage de survie dans l’ambiance toxique du stalinisme. Il se distingue par sa conscience professionnelle, son intégrité et son patriotisme. Il est d’une courtoisie exquise, chaleureux, voire paternel. Raffiné, impeccablement coiffé avec une raie au milieu, le lorgnon sur le nez, il est attaché au code d’honneur des officiers du tsar. Il ne s’adresse pas aux gens en les appelant camarade, mais mon cher. Chef des opérations à l’EMG, il n’élève pas la voix quand un officier commet une idiotie. Il demande juste: mais qu’avez-vous fait, mon cher?– Cette simple question nous donnait envie de rentrer sous terre, témoigne un de ses subordonnés. Il réprimande un officier de renseignement ayant fait un rapport mensonger. C’est tout? demande Staline. Chapochnikov répond: Une réprimande est grave, il ne peut maintenant que démissionner… Or dans l’Armée rouge une démission équivaut à une trahison, contrairement à la Wehrmacht où refus d’ordre et menaces de démission émanent parfois d’officiers supérieurs. Staline ne voit aucune provocation dans les bonnes manières de Chapochnikov. Il lui répond sur le même ton: Boris Mikhaïlovitch, je vous en prie, prenez place.

Il faut dire que l’homme a planifié presque toutes les grandes opérations de la guerre civile. Il équilibre l’offensive et la défensive, sachant que la défense est la forme de combat la plus puissante. Lors des purges, il n’existe que deux rapports fantaisistes contre lui. Il n’accable pas ses collègues, évoque sa propre myopie, se met à l’écart, se concentre sur ses tâches et sauve la vie d’un officier qui lui succédera, Vassilevski. En 1937, il est chef de l’EMG; en 1940, il est nommé maréchal pour avoir rétabli la situation face aux Finlandais. Dans le désastre de 1941, il demeure les pieds sur terre, crée une section chargée de recueillir à chaud les expériences au combat et de diffuser dans l’encadrement les corrections possibles. Sa santé se dégradant, il est remplacé par Vassilevski à qui Staline demande de toujours consulter Chapochnikov en cas de difficulté. Il meurt 45 jours avant la capitulation allemande. Staline fait tirer 24 salves par 150 canons.

Fiodor Ivanovitch Tolboukhine respectait l’ancienne éthique militaire. Fils de koulak, autrement dit d’un paysan riche très mal vu du régime, commandant de compagnie quatre fois décoré dans l’armée tsariste, il n’imagine même pas injurier ou frapper un subordonné. Enveloppé, il est peu martial, calme et souriant. En 1922, il aggrave son cas en épousant une femme d’origine noble, aussi téméraire qu’un officier de la Wehrmacht qui prendrait une Juive pour femme en 1938. Il achève son école d’officier d’état-major. Sa carrière avance lentement. Durant la Grande Terreur, malgré l’épais dossier dont dispose le NKVD sur lui, il survit on ne sait comment. En mai 1942, il réussit mieux que Sokolovski comme commandant sur le champ de bataille, à la tête de la 57e armée. En 1944, il remporte une victoire en Crimée après avoir libéré le Donbass. Il prend ensuite Bucarest, Sofia, Belgrade, Budapest. Il entre à Vienne le 14 avril.

Après la guerre, commandant du district militaire de Transcaucasie, il vit une amitié amoureuse avec une actrice mythique, Faïna Ranevskaïa, lui faisant découvrir Tbilissi en voiture, mais ne divorce pas de sa comtesse. A la première rencontre, Faïna prend le maréchal pour un portier d’hôtel à cause de sa casquette et des bandes rouges à son pantalon. Elle a connu beaucoup d’hommes et portera un grand respect à Tolboukhine, homme délicat et prévenant, jusqu’ au décès de celui-ci en 1949.

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