Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Occident express 94

David Laufer
La Nation n° 2189 3 décembre 2021

L’empereur Dioclétien, l’un des plus remarquables qu’ait connus l’Empire, est né à Salone, en Dalmatie, au milieu du IIIe siècle. C’est là qu’il s’est installé après son abdication en 305, dans un palais somptueux qui est aujourd’hui le centre historique de Split. A part ces énormes morceaux de marbre si parfaitement ajustés qu’ils ont fait dire à mon père que «la civilisation se mesure à l’épaisseur des joints», que reste-t-il du temps et de la société de Dioclétien? Rien, sinon le prestige de son nom qui resplendit à travers les siècles. Il ne reste rien des habitants de cette partie de l’Empire et de ce qui, alors, signifiait leur unité. Plusieurs fois depuis, ils ont changé de nom, de royaume et de religion. Y a-t-il un moment exact qui a marqué la fin de cet Empire, un certificat de décès?

Le 19 février 2021, Djordje Balachevitch est mort. Dans l’heure qui a suivi son décès, une immense émotion a traversé la Serbie, la Bosnie et la Croatie, partout où l’on parle la même langue, celle qu’il maniait avec tant de talent dans ses chansons. Tous les programmes télé, tous les réseaux sociaux, toutes les radios se sont unis pour enchaîner les refrains et répéter les strophes de celui qui fut le dernier grand chansonnier de cette région. Balachevitch est né et mort dans la maison de ses aïeux, à Novi Sad. Il a chanté la grasse Voïvodine, étale et verte, son accent et son patchwork de cultures avec un génie de la langue qui a vite rassemblé et conquis tous ceux qui le comprenaient, des bords du Danube à ceux de l’Adriatique. Serbe et néanmoins opposé de toutes les fibres de son être au nationalisme serbe guerrier, il a chanté tout ce qui unissait les gens de cette région et moqué ceux qui les divisaient. Comme Serge Gainsbourg ou Leonard Cohen, c’était d’abord un poète qui a choisi la chanson pour atteindre le cœur des gens, pour continuer de les inspirer et de les unir dans une époque où réciter des poèmes au coin du feu a été remplacé par la radio.

Les poètes unissent, c’est leur fonction première. Ils sont populaires dans la plus noble acception du mot: ils parlent pour le peuple et par leur génie ils lui donnent une âme. On évoque aujourd’hui la langue de Molière, de Goethe, de Dante ou de Shakespeare, parce que ce sont eux qui l’ont définie. Eux qui ont donné leur identité à ceux qui la parlent. Ils ne sont pas l’expression de la nation, ils sont la nation. C’est dans les mots qu’ils trouvent pour l’incarner qu’elle fait comprendre à ceux qui la parlent la nature même de leur unité. Tant qu’ils vivent, qu’ils se succèdent et qu’ils parlent, la nation vit.

Vivant à Belgrade, j’ai depuis longtemps ce sentiment diffus d’assister à la mort en direct d’une nation. Tout ce qui constitue la Serbie est rapidement en train de disparaître. Son histoire a pris fin dans les années nonante, lorsque l’Otan lui a signifié que tout désir de modification des frontières et d’unification du peuple serbe serait désormais sanctionné par une pluie de missiles. Elle existe encore, ses frontières sont gardées, elle bat monnaie et vote ses lois. Mais elle ne fait plus rien désormais, non pas sans l’accord, mais sans la permission et l’aide financière des grandes puissances. Sa souveraineté est une fiction à laquelle plus personne ne croit. Lorsque la nouvelle de la mort de Balachevitch a résonné, il m’a semblé que, contrairement à l’empire de Dioclétien, nous possédons, nous au moins, un certificat de décès.

Cette perspective ne m’attriste pas. Au contraire, j’en conçois une forme inexplicable de gratitude. Que ces torrents séculaires de larmes et de sang puissent être enfin asséchés ne me frappe pas comme une catastrophe. Ce qu’on appelle la Serbie demeurera comme une appellation géographique, comme le sont aujourd’hui la Bourgogne ou le Piémont et bientôt, ou même déjà, la France et l’Italie elles-mêmes. Mais ce qui constitue l’âme et le cœur de ces nations telles qu’on les connaissait, tout cela est en train de mourir sous nos yeux. C’est un privilège de pouvoir assister à ce moment historique, mais aussi d’imaginer quelle forme prendra ce qui vient. De saluer en chantant des chansons la mémoire de ce qui n’est bientôt plus.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: