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La société du spectacle de Guy Debord

Lars Klawonn
La Nation n° 2192 14 janvier 2022

« Le mensonge qui n’est plus contredit devient folie.» Guy Debord

La société du spectacle est un traité théorique. En 221 thèses, Guy Debord établit une approche critique sur les rapports de l’économie et de la société. Publié en 1967, le livre aborde des sujets on ne peut plus actuels: le tourisme, l’urbanisme, l’art, la culture, la science, l’aménagement du territoire, l’histoire, la sociologie, etc. Guy Debord était marxiste. Il était avant tout écrivain, poète et cinéaste. Et surtout penseur hors pair, intransigeant. Dans son traité, il développe une critique de la société moderne du progrès, de la mondialisation, du structuralisme, de l’art moderne. Sa vision est celle de la dissolution de la civilisation humaine dans ce qu’il appelle la société du spectacle. Le spectacle «est le cœur de l’irréalisme de la société réelle», écrit-il. Son but est de prendre en charge la totalité de l’existence humaine, travail, loisir, vie privée.

Du terme de spectacle, l’écrivain donne plusieurs définitions successives. C’est d’abord la séparation du vécu et de sa représentation, séparation qu’il considère comme achevée. Ensuite, c’est un instrument d’unification et d’instauration d’un rapport social par les images et les discours, qui ne coïncide plus que partiellement, voire même plus du tout, avec la réalité. Et finalement, le spectacle participe de la dissolution de l’unité de vie. C’est le constat d’un état schizophrénique permanent de l’homme moderne entre la réalité vécue et la matérialisation de sa représentation, la «prolifération des pseudo-événements préfabriqués», qui le fige dans «la contemplation spectaculaire».

Debord écrit qu’il faut comprendre le spectacle «comme une organisation systématique de la défaillance de la faculté de rencontre, et comme son remplacement par un fait hallucinatoire social: la fausse conscience de la rencontre. […] Dans une société où personne ne peut plus être reconnu par les autres, chaque individu devient incapable de reconnaître sa propre réalité. L’idéologie est chez elle: la séparation a bâti le monde.»

Guy Debord est marxiste, mais il est aussi un fervent critique du marxisme. Quand il observe que la bourgeoisie et non pas les ouvriers «est la seule classe révolutionnaire qui ait jamais vaincu», on est surpris par cette analyse. D’autant plus qu’après avoir dénoncé les défauts de la théorie de Marx, l’anti-Sartre constate que, sous Lénine et surtout Staline, le communisme a reconduit la révolution bourgeoise de l’industrialisation. Pour Debord, il s’agit du même mouvement de dépossession des travailleurs, et de l’homme tout court, à la seule différence qu’il fut mené d’une part sous la direction de l’économie marchande et privée, et de l’autre sous celle d’un «capitalisme d’Etat» et de sa bureaucratie.

Un autre aspect important de son traité peut surprendre de la part d’un auteur marxiste. Il défend la conscience historique contre sa réécriture idéologique et permanente. Pour lui, l’économie des sociétés anciennes répondait aux premiers besoins humains tandis que l’économie des sociétés industrielles et modernes remplace les besoins humains par des pseudo-besoins. Elle crée une sorte de vie augmentée dans un nouveau marché égalitaire qui abolit progressivement les nationalités, les mentalités, les territoires, les systèmes politiques et judiciaires, et dans lequel l’homme lui-même est devenu marchandise.

Guy Debord est visionnaire. Il est en guerre contre la société moderne. Tout ce qu’il a prédit dans La Société du spectacle se réalise sous nos yeux. L’homme ancien, écrit-il, était dans l’Histoire. Puis l’unité de la Chrétienté est tombée. A partir de là, on est dans la conscience de l’Histoire, c’est-à-dire dans le sens de l’Histoire, c’est-à-dire dans le progrès. Pour Debord, l’idée du progrès est née avec la conscience de l’Histoire qui est aussi la fin de l’Histoire.

Le sens de l’Histoire n’est plus le sens du passé. C’est le sens de l’avenir. C’est aussi le sens de la contemplation et l’esprit de musée, deux facettes de la nouvelle société du spectacle. Plus rien n’est identique à soi-même. Plus rien n’est organique. Tout est préparé, organisé, planifié. Les temps cycliques de la vieille paysannerie étaient révolus, remplacés par le temps du pouvoir politique, le temps unifié et irréversible d’un mouvement général qui, selon Debord, sacrifie les individus au progrès.

L’ordre mythique, le sacré et l’unité du travail et de l’homme dans les sociétés primitives sont perdus. Debord dit cela sans aucune mélancolie. Il ne s’agit pas pour lui de revenir en arrière. Il considère que Marx est le premier visionnaire politique parce qu’il donne «le sens de l’histoire», c’est-à-dire son mouvement, sa progression. Mais il pense aussi que l’on doit se battre contre la négation de la vie que produit la société idéologique, spectacle de la pensée uniforme, et tyrannie de la pensée uniforme, destinée à soumettre l’homme à la machine en anéantissant toute communauté et tout sens critique.

Car la force de Debord, c’est son esprit de combattant. Ce n’est pas un fataliste. Il ne dit pas que tout est joué, qu’on ne peut plus rien faire. Mais que propose-t-il en guise de conclusion? Qu’il faut sortir de «l’écrasement du moi» que produit la société du spectacle, sortir de la dépendance à elle, arrêter de subir passivement son sort, redevenir capable de «reconnaître sa propre réalité» et la présence réelle de la fausseté, organiser et réorganiser au niveau local la pratique de la vie réelle et quotidienne tant spirituelle que matérielle. Apprendre à revivre dans la vérité et la plénitude de l’existence.

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