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Le souffle de la liberté dans la mécanique des causes

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2193 28 janvier 2022

«La maîtrise technique à laquelle tend la modernité semble se passer très bien de la liberté», écrivions-nous il y a quinze jours. La liberté est-elle seulement pensable si tout est chiffrable et numérisable? Peut-elle se trouver une place dans un univers où tout ce qui se passe – les actions, les pensées, les désirs – est dû à un simple enchaînement de causes physico-chimiques?

S’il va jusqu’au bout de ses déductions, le philosophe déterministe se trouve dans une impasse. Soit ses conclusions, selon ses propres présupposés, résultent uniquement de causes antérieures, indépendamment de sa réflexion et de sa volonté; elles ne sont alors qu’une suite de bruits de bouche privée de tout sens. Soit il leur attribue une portée universelle – c’est-à-dire valable au-delà des conditions qui ont présidé à leur formulation. Et dans ce cas, il accorde implicitement à son jugement cette liberté dont il conteste l’existence.

En d’autres termes, il ne nie pas complètement la liberté; il se la réserve simplement en exclusivité: «Je suis libre d’affirmer qu’aucun humain n’est libre…», laisse-t-il entendre, comme si son doctorat de philosophie le soustrayait au flux universel des événements. Le bon sens devrait plutôt lui faire dire que, s’il est libre, tous les hommes le sont. La liberté humaine est inaliénable: voilà ce qu’il nous démontre malgré lui.

Doit-on en rester à ce constat d’une coexistence entre deux réalités antinomiques, la mécanique des causes et le souffle immatériel de la liberté? Ou est-il possible de dissiper l’antinomie?

Un élément de réponse se trouve dans le fait que l’homme tend par
nature à l’absolu. M. Regamey disait que seul l’Etre parfait, nécessaire et sans changement, pouvait combler notre intelligence. Or, dans ce monde, il n’y a rien de tel: tout est contingent, relatif et passager. Nous éprouvons donc une relative indifférence à l’égard des biens terrestres: aucun d’eux ne nous détermine entièrement. Aussi prenons-nous à leur égard une certaine distance qui nous permet de les évaluer, de les hiérarchiser et de choisir le ou les meilleurs.

Là est notre liberté, non pas dans le droit de faire ce que nous voulons quand et comme nous le voulons, mais dans notre capacité de résister à l’attrait, réel, d’un bien inférieur en vue d’un bien supérieur.

Le réveil sonne. Je suis libre de traîner au lit ou de me lever pour travailler. Si j’opte pour le premier terme de l’alternative, j’accepte d’être déterminé par mes appétits les plus immédiats. Ma satisfaction sera réelle, quoique fugace. Si je me lève pour travailler, je sacrifie le bien-être de la couette à un bien, également déterminant, mais tout de même supérieur. Ce déterminisme, je l’ai librement – ce qui ne signifie pas «sans peine» – choisi. Mon choix a transformé une cause antérieure aveugle en une cause finale pourvue de sens.

Cette cause finale se situe à la fois dans le passé, sous la forme d’une représentation du futur, et dans le futur tel que je vais m’efforcer de réaliser. La cause finale me met sous tension. Elle me pousse de l’arrière et me tire en avant.

On place généralement la liberté dans la possibilité de choisir. C’est peut-être un peu court. Disons que le choix est le moment-clef de la liberté en action, mais il n’en est ni le siège, qui est la raison, ni la fin, qui est le bien. La plénitude de la liberté, c’est le choix raisonnable de la bonne option.

Avec le principe d’indétermination d’Heisenberg, certains ont pensé qu’on avait découvert la faille décisive dans le déterminisme implacable des causes: c’était au niveau subatomique de l’indéterminé que se dissimulait la liberté! Ils se trompaient. La liberté n’est pas dans l’indéterminé mais, au contraire, dans notre capacité de «surdéterminer» l’enchaînement mécanique, c’est-à-dire de le réorienter. Pour que l’acte libre ait une suite logique, il faut justement que la machinerie causale continue de fonctionner dans toute sa précision et toute sa prévisibilité1.

Le pas de l’homme qui sait où il va est «déterminé», celui de l’hésitant est «indéterminé». Lequel des deux est le plus libre?

Aujourd’hui, la lutte contre la pandémie réduit nos libertés matérielles. Mais, si lourdes soient-elles, ces atteintes sont provisoires et ne touchent pas à l’essence de la liberté.

Il en va différemment quand l’individu court-circuite son besoin d’absolu en le fixant sur une réalité terrestre, race, genre, nature, culture, histoire, classe sociale, nation (!), planète, climat, et qu’il en fait une idéologie. Il perd alors la distance et soumet son intelligence et sa volonté aux mécanismes de cette idéologie. Et c’est elle qui pense, parle et agit à travers lui. Lui-même n’est plus qu’un esclave qui a perdu jusqu’à la liberté de s’en rendre compte.

Notes:

1  De toute façon, c’est une erreur de méthode de fonder une affirmation philosophique, par essence pérenne, sur une théorie scientifique, toujours susceptible d’être remise en question.

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