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Léviathan numérique

Benoît de Mestral
La Nation n° 2216 16 décembre 2022

Il y a quatre ans, dans La Nation no 2095, M. Olivier Delacrétaz s’essayait à définir le service public et son évolution moderne. Il concluait en ces mots: «En résumé, le terme de service public désigne une intervention durable de l’Etat dans des domaines très divers qui ne relèvent pas, si ce n’est marginalement, de ses tâches essentielles, mais auxquels l’ordre public, l’idéologie dominante ou l’évolution technique impose que tout citoyen puisse accéder. La notion reste floue.

Et ce flou s’augmente du caractère imprécis et mal maîtrisé de la modernité. Dans ce monde où tout semble nous échapper, les services publics sont facilement tentés de perdre de vue leur raison d’être – servir – et leur statut – public – pour se laisser aller au gré de leurs pesanteurs, certains en fusionnant peu à peu avec l’administration (santé), d’autres en se laissant intégrer à une perspective économique supranationale (électricité), les derniers, enfin, en se transformant imperceptiblement en Etat dans l’Etat (SSR). Il revient aux politiques de sauvegarder la double ligne du service et du public.»

Curieusement, la Poste ne fait pas partie de cette liste d’exemples. Elle illustre pourtant bien les risques de débordement du service public, voire s’illustre par ses débordements. La Poste est une société anonyme «de droit public» — c’est-à-dire créée par une loi ad hoc — dont l’actionnaire unique est la Confédération. Les buts de la Poste, en somme le service qu’elle doit fournir, sont énumérés par l’art. 3 de la loi fédérale sur l’organisation de la Poste: le transport d’envois postaux et de détail, certains services financiers, et certains services dans le trafic régional des voyageurs.

On peut dès lors s’étonner du nombre incommensurable de services que propose la Poste: vente dans ses filiales diverses de cartes cadeaux et savons éco-conscients, conseils en matière d’assurance-maladie, voire conclusion de contrats avec ses partenaires, obtention de la même manière de garanties de loyer sans dépôt bancaire, obtention d’extraits du registre des poursuites ou du casier judiciaire, authentification de pièces d’identité, mise en place de stratégies publicitaires, conclusion d’abonnements de téléphonie mobile et mise en service de nouveaux appareils (d’ailleurs également vendus). La poste devient donc un guichet administratif, une papeterie, un vendeur d’appareils électroniques, un agent d’assurances, etc.

Ces dernières années, la Poste multiplie les acquisitions et se lance dans de nouveaux domaines. Des entreprises de logistique, notamment Stella Brandenberger Transport AG à Bâle et Hugger ainsi que Logistic Centrum Villingen en Allemagne, dont on peut présumer qu’elles lui permettront de mener à bien le transport d’envois postaux, des entreprises d’informatique, de cybersécurité ou de comptabilité, comme T2i, Hacknowledge ou Klara Business, dont on peut présumer qu’elles permettent de renforcer la gestion de l’entreprise ou la sécurité des services bancaires et numériques, mais aussi une application de liste de courses (Bring!), ou encore le fournisseur du dossier électronique du patient, Axsana. Lequel de ses trois objectifs légaux la Poste poursuit-elle alors? Une récente interview de Wolfgang Eger, directeur des systèmes d’information de la Poste, dans l’ICTjournal révèle encore que la Poste développe une solution de courriels sécurisés, exploite (et commercialise?) des robots dans plusieurs hôpitaux suisses, et dévoilera à la fin de l’année son nouveau système de vote électronique – et il n’est pas question de savoir s’il sera utilisé mais bien quand.

Parmi ces acquisitions, on peut encore compter SwissSign, l’entreprise qui propose SwissID, résultat de la collaboration et de la compétition décousue des différents bras du poulpe fédéral (CFF, Swisscom, La Poste). Cette acquisition a lieu en octobre 2021, un mois après que le peuple a heureusement et massivement refusé la loi sur les services d’identification électroniques. Quelque dix mois plus tard, la Poste impose à tous les utilisateurs de ses services numériques, soit un peu moins de trois millions de personnes, d’adopter le service d’identification et d’authentification numérique SwissID, ou de perdre l’accès aux facettes numériques du service public. Cette façon de procéder, si elle ne pose probablement pas de problèmes légaux, la Poste n’étant pas exactement «l’Etat»1, démontre l’existence d’un dédain important à Berne pour la volonté populaire. Malgré un rejet dans les urnes à plus de 64% et dans tous les cantons, sans un moment de pause, les Chambres reprennent le travail pour une nouvelle mouture, et dans l’intervalle le service public impose au peuple une version édulcorée du «progrès» rejeté. Les projets d’identité numérique nés dans des esprits de fonctionnaires bernois il y a vingt ans finiront par voir le jour sous une forme ou sous une autre, quoi qu’en dise le peuple. Réjouissons-nous qu’ils aient hérité de la lenteur de leurs géniteurs.

Notes

1   On pourrait toutefois se poser la question pour ce qui est de l’adoption de SwissID par les administrations de neuf cantons, alors que tous les cantons ont refusé le projet de loi en 2021.

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