Occident express 107
C’était à cinquante mètres de chez moi, sur le boulevard, à la nuit tombante. La roue avant prise dans un nid-de-poule, mon scooter m’avait éjecté pour me faire tomber lourdement sur mon épaule gauche, éclatant mon humérus supérieur en plusieurs morceaux. Plusieurs passants s’étaient précipités à mon secours, avec une sollicitude que mon choc m’empêchait d’apprécier. Mon ami Vlad m’a immédiatement emmené au gigantesque hôpital militaire. La salle d’attente débordante semblait avoir été arrangée par un décorateur de cinéma pour les besoins d’un film de guerre. Linoléum gondolant et déteint, rideaux jaunis, néons clignotants, guichets recouverts de quantité d’instructions imprimées puis collées, écornées, les unes sur les autres, brancards grinçants et rouillés, literie mitée, fenêtres cassées par endroits, rien n’avait été fait depuis presque quarante ans. Trop concerné par ma douleur, je me suis laissé balader d’un contrôle à l’autre sans protester. En découvrant la machine à IRM flambant neuve, j’ai compris que les apparences étaient trompeuses et que, sur l’essentiel, cet hôpital prenait les choses très au sérieux. Quelques jours plus tard, je pénétrais dans un bloc opératoire futuriste, quelque chose qui sortait d’une série américaine. Une cicatrice de 25 cm, une plaque en titane et 10 longues vis plus tard, je me suis réveillé. Durant les six jours qu’a duré mon hospitalisation, j’ai découvert une Serbie en modèle réduit avec tous ses défauts et toutes ses qualités. La touchante, l’invraisemblable, la bouleversante chaleur du personnel, de l’apprenti-infirmier au chirurgien chef de service en passant par l’infirmière de nuit qui venait me remonter mes oreillers. La salle de bain de ma chambre, que personne ne nettoyait. Les repas – toute description étant inutile. Cet immeuble magnifique, aux formes qui demeurent étonnantes et originales quatre décennies plus tard. Mais cet immeuble immense, à moitié vide, poussiéreux et usé, conçu pour les besoins d’un pays de 21 millions d’habitants et qui désormais en compte trois fois moins. Les couloirs désertés, les ascenseurs condamnés. Les interminables paperasseries. La révulsante misère de la salle d’attente et des salles de contrôle, la sophistication étourdissante du bloc, le savoir et la pratique des médecins. Il n’y a pas de milieu en Serbie, pas de place pour le standard, l’acceptable. Soit c’est révoltant, soit c’est fantastique. Mon opération s’est très bien déroulée, je récupère lentement, je suis très bien entouré, conseillé, soigné. Plusieurs personnes m’ont trouvé courageux, elles auraient sauté dans le premier avion pour la Suisse. Est-ce que c’est parce que je n’y ai même pas songé que tout s’est bien passé?
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Coup de rasoir – Editorial, Félicien Monnier
- Un «contrat» bancal – Jean-François Cavin
- Un ouvrage bienvenu sur le Major Davel – Antoine Rochat
- Une voix s’est tue – Vincent Hort
- Subjonctifs et participes – Jacques Perrin
- La théorie de l’assimilation – Olivier Delacrétaz
- 2044: Un million de Vaudois - Deuxième soir du séminaire de la Ligue vaudoise – Baptiste de Christen
- Léviathan numérique – Benoît de Mestral
- Virgile au Grand Conseil – Jean-François Cavin
- A la découverte de quelques communes oubliées – Le Coin du Ronchon