Une neutralité bainvillienne?
Jacques Bainville tint durant des années la rubrique de politique étrangère de l'Action française. Son analyse la plus célèbre dans le domaine se trouve dans Les Conséquences politiques de la paix, où il prévit avec vingt ans d'avance les événements menant à la Seconde Guerre mondiale.
La question de savoir si l'analyse de Bainville pouvait être utilisée pour la politique étrangère de la Suisse fut soulevée au camp d'été de la Ligue Vaudoise. Nous esquissons quelques réflexions.
Pour se placer dans la suite de Bainville, il ne faudrait jamais oublier d'étudier l'histoire, de réfléchir sur le temps long.
La politique étrangère devrait dépendre de l'intérêt national, ainsi que des conditions géographiques. Il conviendrait cependant aussi de garder un œil sur l'ordre et l'équilibre européen – peut-être mondial aujourd'hui.
Bainville commençait ses journées en lisant la presse étrangère, dans la langue d'origine, pour connaître le point de vue des autres pays. Il ne faudrait pas oublier cet exercice.
La diplomatie devrait être vue comme l'art de concilier les idées et intérêts qui séparent les peuples. La paix serait l'ensemble des forces s'opposant à la guerre (comme la vie s'oppose à la mort), que la politique devrait organiser.
Ensuite, il faudrait adopter une analyse purement politique et réaliste de la politique étrangère. Bainville s'inspirait notamment de Richelieu. Il rejetait toute idéologie, toute géopolitique de l'émotion ou usage de la morale, et tout le messianisme révolutionnaire. Transposés à nos temps, ces éléments mèneraient sans doute à une remise en cause de l'importance du discours sur la démocratie et les droits de l'homme dans notre politique étrangère.
Sur la démocratie, Bainville (qui soutenait l'alliance avec l'Italie durant la Première Guerre mondiale et encore durant les années 1930, malgré les évolutions de régime) nous inviterait sans doute à ne pas trop différencier les Etats selon leur régime politique.
Bainville a soutenu les alliances françaises avec les princes protestants allemands, les catholiques en Angleterre ou face à la Prusse, ou les Ottomans face à Charles Quint. La religion ne dictait pas les alliances. Si un pays neutre n'a pas à chercher des alliés, la neutralité religieuse est utile pour une Confédération divisée entre catholiques et protestants.
L'unité allemande, et le caractère expansionniste ou dominateur germanique, grande crainte de Bainville, pouvait menacer l'indépendance des cantons alémaniques. Le rapport à la puissance allemande pourrait être réinterrogé dans cette optique.
La France avait tenu une politique de défense des petits et moyens Etats. Cela ne peut que parler à la petite Suisse. Nous pourrions adopter une défense de la souveraineté des petites et moyennes puissances face aux ambitions des grandes.
Pour Bainville, la tentative carolingienne de recréer l'empire romain était déjà un anachronisme. Plus largement, il ne soutenait pas une volonté impériale et pensait que l'Europe refusait toujours la domination d'un seul pays depuis la fin de l'empire carolingien. Cela pourrait soutenir une position d'opposition aux impérialismes, quels qu'ils soient, ce qui n'irait pas contre nos intérêts, car être indépendant et neutre ne peut se faire au sein d'un empire. Bien sûr, il ne faudrait pas tomber dans le piège du choix d'un camp en cas de tensions.
Ces éléments mériteraient d'être approfondis. Mais il nous semble qu'ils apporteraient quelques changements, notamment dans notre rapport à l'Union européenne, aux Etats-Unis ou à de nombreux pays du Sud, ainsi que dans la perception que ceux-ci ont de nous.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- L'initiative Boussole-Europe – Editorial, Félicien Monnier
- Réexportation d’armes – Pierre-Gabriel Bieri
- Le Pays de Vaud était-il une patrie avant 1536? – Sébastien Mercier
- Se laisser faire – Olivier Delacrétaz
- Modification du financement des soins – Jean-Hugues Busslinger
- Collégialité et esprit critique – Jean-François Cavin
- Faut-il couvrir les locataires abuseurs? – Olivier Klunge
- Occident express 129 – David Laufer
- Neutralité quantique – Le Coin du Ronchon