Occident express 129
Budapest, distante de seulement 400 kilomètres, est une des capitales les plus proches de Belgrade. Lorsqu'on s'y rend pour un week-end, on ne s'arrête donc jamais à Szeged, juste au-delà de la frontière du côté hongrois. C'est une erreur, compréhensible certes, mais une erreur tout de même. Car Szeged est un joyau d'architecture austro-hongroise. En y pénétrant par un dimanche froid et pluvieux d'octobre, j'ai été assailli par des rues entières de hautes façades Sécession, néo-renaissance ou néo-gothiques, un patchwork stylistique très en vogue à la fin du 19e siècle, une sorte de post-modernisme avant la mode. Et puis les avenues sont larges, bordées de grands arbres bien taillés, les vert, jaune, rose et bleu pastels dominent et les parcs succèdent aux grandes places d'où partent des perspectives dignes des grandes capitales. Cette unité de style et ces dimensions ambitieuses sont dues à une catastrophe. En 1879, la rivière Tisza, qui vient d'Ukraine avant de se jeter dans le Danube en Serbie, était sortie de son lit. Elle avait détruit 90% de la ville. Depuis, à Szeged, on compte le temps en «avant l'eau» et «après l'eau». Alors on avait tout reconstruit en plus grand et en plus beau et en plus solide, grâce à une campagne internationale de solidarité. L'empire austro-hongrois n'avait alors que douze ans, on lui attribuait encore toutes les vertus et tout semblait possible pour cette petite ville de la taille de Lausanne. La communauté juive de 5'000 individus environ s'était construit une synagogue, la quatrième plus grande au monde encore aujourd'hui, merveille Sécession avec son dôme culminant à 48 mètres. A la même époque, le baron Haussmann extrayait Paris du Moyen Age pour en faire une capitale moderne, et Londres a été entièrement reconstruite après l'incendie de 1666. Une destinée semblable se présentait à Szeged, ravagée par les flots mais trouvant dans ce déluge les ressources d'une renaissance glorieuse. Pourtant l'histoire en a décidé autrement. Quatre décennies plus tard seulement, en 1918, l'empire austro-hongrois est défait, et perd la Voïvodine qu'il cède au royaume de Serbie victorieux. Szeged passe alors, comme Thessalonique en 1945, de centre régional à ville-frontière. Après 1945 et une nouvelle défaite, le régime communiste retranche la ville et le pays tout entiers des bienfaits des Trente Glorieuses. Szeged, depuis cent ans maintenant, vivote donc. Fluctuat nec mergitur mais presque. C'est pour cela que mon impression était un mélange d'admiration ébahie et de nostalgie poignante pour un avenir qui ne s'est jamais concrétisé, ou si brièvement. Au lieu de m'émerveiller des beautés de Szeged, j'étais plus sensible à son destin contrarié. Plus souvent qu'on ne croit, il est mal avisé d'être instruit.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- L'initiative Boussole-Europe – Editorial, Félicien Monnier
- Réexportation d’armes – Pierre-Gabriel Bieri
- Le Pays de Vaud était-il une patrie avant 1536? – Sébastien Mercier
- Une neutralité bainvillienne? – Benjamin Ansermet
- Se laisser faire – Olivier Delacrétaz
- Modification du financement des soins – Jean-Hugues Busslinger
- Collégialité et esprit critique – Jean-François Cavin
- Faut-il couvrir les locataires abuseurs? – Olivier Klunge
- Neutralité quantique – Le Coin du Ronchon