Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Se laisser faire

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2264 18 octobre 2024

Dans les expositions ordinaires, il y a toujours trop d’œuvres à voir, si on veut les voir vraiment. Aussi, le spectateur règle-t-il rapidement leur compte aux œuvres qui ne le séduisent pas d’emblée. Il dit j’aime pas et il passe. Peut-être que son jugement est fondé et que l’œuvre n’est objectivement pas aimable. Mais peut-être n’a-t-il pas vu qu’elle l’était. Le «jugement» est ici surtout un refus d’entrer en matière. C’est une réaction d’irritation, fréquente dans les expositions d’art moderne. Et je ne parle pas de l’art contemporain.

Avant d’aimer ou de ne pas aimer, il est recommandé de se laisser faire. Car la réalité première, c’est l’œuvre. L’œuvre est préalable au spectateur et à sa réaction. Celui-ci doit prendre le temps de recevoir l’œuvre dans son apparente incompréhensibilité. Il lui faut, dans un double mouvement, s’incorporer le tableau et se laisser absorber par lui. Et il arrive qu’il découvre, dans une œuvre apparemment inaccessible, une vibration inattendue…

La plus belle et classique des œuvres d’art ne se donne jamais totalement dans la minute, a fortiori une œuvre dont le style est inhabituel. Il y faut un apprivoisement réciproque. Il ne faut pas craindre d’abandonner la toile une heure ou deux, et d’y revenir plus tard. Histoire de renouveler le premier contact, de créer un début d’habitude, d’approfondir sa connaissance, de s’ «approprier» l’œuvre. Et il arrive un moment où l’on peut assumer pleinement son jugement: j’aime, j’aime pas.

Contrairement à la musique, qui sait mieux se défendre, la peinture n’impose pas la juste durée de la contemplation. Si c’était le cas, il faudrait consacrer au moins trois jours aux chefs-d’œuvre de la Villa Langmatt, actuellement à l’Hermitage. Et il faudrait prendre trois mois pour «faire» le Louvre, et tant d’autres grands musées. On aurait du même coup, ce qui nous échappe toujours, le loisir précieux de se laisser faire par les œuvres plus discrètes des petits maîtres – moins artistes qu’artisans, peut être, mais quels artisans! Mais voilà, il y faut du temps, matériau rare dont seuls disposent le gardien du musée ou le commissaire de l’exposition.

Pour certaines œuvres difficiles, ou réalisées à une époque et dans des endroits éloignés, l’accès demande plus de temps et d’efforts, peut-être même des lectures préalables sur les circonstances, l’époque et le lieu de la création. Cette approche documentaire est parfois indispensable, elle n’en est pas moins une régression par rapport à la contemplation proprement dite de l’œuvre, qu’elle décompose en considérations techniques et historiques. L’aboutissement de l’acte créateur, c’est l’œuvre elle-même, synthèse définitive, et pas les introductions et explications, même pertinentes, qu’elle inspire.

Soit dit en passant, beaucoup d’œuvres modernes semblent avoir pour but ultime d’être déconstruites par la critique comme si cela représentait l’achèvement du processus créateur, comme si l’œuvre ne trouvait son plein sens que déconstruite par un discours politique ou psychanalytique, en général misérable. Il faut donc se dépêcher de revenir là où tout se joue, à l’œuvre elle-même, de renouer le contact direct, de reprendre une attitude d’ «humilité conquérante» … et de se laisser faire.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*



 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: