Une indépendance précaire
Le Haut-Karabakh III
Lorsque la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan accède à l’indépendance, officiellement proclamée le 30 août 1991, elle considère que la région du Haut-Karabakh, dont le statut d’autonomie est abrogé le 26 novembre, fait partie intégrante du nouvel Etat. Ce point de vue est évidemment rejeté par les Arméniens de l’enclave, qui organisent un référendum populaire à l’issue duquel le Karabakh (ou Artsakh) devient une république indépendante, non reconnue sur le plan international. A défaut d’un rattachement à l’Arménie, impraticable dans le contexte du moment, un second Etat arménien se crée de facto à l’intérieur même de l’Azerbaïdjan.
Présentant cette sécession comme une atteinte de l’Arménie à son intégrité territoriale, alors qu’il s’agit d’un problème interne de minorité, l’Etat azéri entend régler la question karabakhienne de la manière forte. Cherchant à entraîner la République d’Arménie dans le conflit, il déclenche une vaste opération qui se solde néanmoins par un cuisant échec. En effet, les Arméniens parviennent à s’emparer de points stratégiques importants, à savoir l’aéroport de Khodjaly, la ville de Chouchi et le couloir de Latchine, bande de terre qui permet de relier le Karabakh à l’Arménie. Cette débâcle entraîne une crise politique à Bakou, où le président Mutalibov est écarté au profit d’Eltchibey, un pro-turc partisan d’une guerre totale contre les Arméniens. Commencée en juin 1992, une seconde offensive en tenaille ne permet pas aux Azéris de retourner la situation à leur avantage, malgré quelques succès initiaux. Soutenus par la Russie, alors en froid avec Bakou, les Arméniens annexent plusieurs provinces azéries durant l’année 1993, formant ainsi une ceinture de sécurité autour du Karabakh. Ces conquêtes provoquent la fuite d’environ 350’000 Azéris et la chute d’Eltchibey, remplacé par Heidar Aliev. Feignant de négocier avec les Arméniens, Aliev cherche surtout à gagner du temps pour reconstituer son armée. En plein hiver, il lance une ultime offensive appuyée par 1’500 moudjahidines afghans, qui s’enlise sans aboutir à des résultats tangibles. Finalement, un accord de cessez-le-feu est signé par les parties sous l’égide de la Russie, en mai 1994. Difficile à établir et controversé, le bilan de cet affrontement qui a commencé en 1988 s’avère lourd pour les deux camps, proportionnellement à leur population respective: alors que les Azéris comptent plus de 20’000 morts et 50’000 blessés, les pertes arméniennes s’évaluent au minimum à 5’000 morts et 8’000 blessés; à ces chiffres, il faut ajouter un million de réfugiés, parmi lesquels de nombreux civils azéris qui ont quitté les zones occupées par les Arméniens.
A la suite du cessez-le-feu, le Haut-Karabakh entame un long processus d’étatisation, en se dotant d’institutions inspirées des démocraties occidentales. Progressivement se mettent en place un parlement, un comité d’Etat à la défense, une présidence et enfin un exécutif ou gouvernement dépendant de la présidence. A intervalles réguliers, les citoyens karabakhiens sont amenés à renouveler leurs autorités lors d’élections municipales, législatives et présidentielles. Plus aucun lien institutionnel, même symbolique, ne subsiste alors entre l’Azerbaïdjan et le Haut-Karabakh qui adopte son propre drapeau. L’activité législative, fort réduite, s’inspire des lois de la République d’Arménie qu’on importe et adapte au contexte local. A défaut d’une monnaie nationale, c’est le dram arménien qui circule sur le territoire karabakhien, et non le manat azerbaïdjanais.
Les relations entre le Haut-Karabakh et l’Arménie s’avèrent complexes et ambiguës, alors qu’Erevan n’a jamais reconnu officiellement la République sécessionniste. Cette situation singulière n’empêche pas une étroite collaboration entre les deux Etats, voire même une certaine interpénétration du personnel politique. Par exemple, Robert Kotcharian a d’abord été président du Karabakh avant d’être nommé premier ministre d’Arménie par le président Levon Ter Petrossian, auquel il succédera à la tête de la République en 1998. D’autre part, l’Arménie contribue substantiellement au budget du Karabakh, dont les ressources et les infrastructures sont très limitées. Elle octroie aussi un passeport arménien aux ressortissants de cet Etat non reconnu, afin qu’ils puissent se rendre à l’étranger. Quant à la diaspora arménienne, elle apporte son aide en finançant certains projets de développement, notamment en matière de réseau routier.
Sur le plan international, la République d’Artsakh souffre d’une absence de reconnaissance qui la prive de garanties sécuritaires et freine les investissements extérieurs. Certes, un organisme spécifique, le Groupe de Minsk, coprésidé par les Etats-Unis, la Russie et la France, a pour mission de régler le conflit arméno-azéri et de fixer le statut définitif du Haut-Karabakh. Cependant, les diverses discussions et propositions s’enlisent sans jamais aboutir à un quelconque accord de paix. On a envisagé tour à tour un règlement global, un règlement par étapes, un échange de territoires (Karabakh contre couloir de Meghri) et même une forme inédite d’association entre le Karabakh et l’Azerbaïdjan (concept d’Etat commun). Or, il apparaît pour le moins ardu de concilier deux principes du droit international, à savoir le principe d’intégrité territoriale, soutenu par l’Azerbaïdjan, et le principe d’autodétermination des peuples, revendiqué par les Arméniens. L’imbroglio est d’autant plus inextricable que Bakou considère Erevan comme seul interlocuteur, refusant toute négociation directe avec les autorités du Haut-Karabakh. Parsemé d’incidents frontaliers, le statu quo va perdurer environ vingt-cinq ans, avant la reprise d’un nouveau conflit en septembre 2020, dont nous parlerons dans un prochain article.
Orientation bibliographique:
S. Torossian, Le Haut-Karabakh arménien. Un Etat virtuel ?, Paris: L’Harmattan, 2005; G. Minassian, Caucase du Sud, la nouvelle guerre froide. Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie, Paris: Editions Autrement, 2007; G. Guerguerian, Le Nagorny Karabakh. Entre sécession et autodétermination, Alfortville: Editions SIGEST, 2017.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Les recrues de la génération Z – Editorial, Félicien Monnier
- Deux drapeaux en un – Félicien Monnier
- Un peu d’intelligence – Pierre-Gabriel Bieri
- La décroissance volontaire – Olivier Delacrétaz
- Faut-il supprimer la valeur locative? – Jean-Hugues Busslinger
- Signatures: encadrer les récoltes vaudoises – Benjamin Ansermet
- La petite Suisse face au chaos du monde – Jean-François Cavin
- Le PLR et le droit de vote des étrangers – Quentin Monnerat
- Des révélations qui apportent un nouvel éclairage – Le Coin du Ronchon