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La petite Suisse face au chaos du monde

Jean-François Cavin
La Nation n° 2283 11 juillet 2025

Du fait de l’attaque et de la destruction de Gaza, certaines personnalités politiques, une partie du personnel du Département des affaires étrangères, et des voix connues de l’opinion publique demandent au Conseil fédéral de prendre des mesures fortes à l’égard d’Israël. On lui reproche d’être timoré. On soupçonne particulièrement M. Cassis d’avoir un parti-pris pro-israélien. Son interview de début juin à la TSR, jugée insuffisante ou partiale, a soulevé quelques vagues. L’indignation semble d’ailleurs se manifester en Suisse romande davantage qu’outre-Sarine.

Il n’y a pas que Gaza. M. Raphaël Mahaim accuse le Conseil fédéral de pleutrerie face aux menaces de Donald Trump. Pour ne pas incommoder le président américain, en particulier dans la phase de négociation des droits de douane, notre gouvernement mettrait en veilleuse le projet de loi sur les plateformes numériques; il se tairait sur l’extraction minière en haute mer, naguère vivement critiquée.

Peut-on reprocher à la Suisse et à ses autorités une coupable passivité en regard d’événements qui troublent un certain ordre mondial?

La Suisse est petite. Si sa force économique et monétaire la hisse au niveau d’une Puissance moyenne sous cet aspect-là, elle reste un nain du point de vue du territoire, de la population, de l’envergure militaire, de l’influence géostratégique. Quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle dise, cela n’aura pas d’effet sur la destinée du monde. L’exemplarité? Elle est la seule à y croire. La bonne conscience? Peut-être, mais mesurée à quelle aune? Et, dans le choc des violences en divers points du globe, qui est le méchant?

Le Conseil fédéral doit veiller aux intérêts de la Suisse, non donner des leçons au monde. Les intérêts de la Confédération helvétique, ce sont son indépendance et le respect de cette souveraineté par les autres Etats, la paix intérieure passant par la cohésion confédérale, la prospérité du pays due très particulièrement à sa capacité de commercer avec le monde entier, marché indispensable à sa production haut de gamme, donc onéreuse.

Les intérêts de la Suisse, à cause de sa petitesse même, impliquent aussi de défendre le droit international, alors que les relations internationales ne semblent plus connaître que la loi du plus fort. Et de sauvegarder le droit humanitaire, comme pays très engagé dans ce domaine et dépositaire des Conventions de Genève. Cela pour le principe en tous cas, mais elle ne peut guère s’illusionner sur son influence réelle.

 

Russie – Ukraine

Il était juste de condamner l’invasion de l’Ukraine, violation certaine du droit international et du jus ad bellum de la doctrine traditionnelle, quelles qu’aient été les erreurs, voire les provocations de l’Occident. Une simple constatation de cette violation aurait contribué à préserver notre neutralité. Pour les sanctions contre la Russie, l’idéal serait de prendre des décisions autonomes en suivant notamment la règle du «cours normal», qui veut qu’on ne profite pas de l’abstention commerciale d’autrui. Mais il est vrai que cette règle est difficile à appliquer et encore plus à faire comprendre. On peut admettre dans ces conditions, certains voisins pouvant exercer de très fortes pressions, que notre pays, dans une certaine mesure, emboîte le pas aux Puissances voisines, mais elle devrait le faire sans automatisme et avec discernement.

 

Israël – Gaza

Envers Israël, la question est difficile. Il faut d’abord noter que la Suisse a condamné les actes contraires au droit humanitaire qu’Israël aurait commis (ce que les bonnes âmes pro-palestiniennes oublient volontiers). Il vaut donc la peine de citer, telle que rapportée par 24 heures, la déclaration faite par le conseiller fédéral Cassis, devant le Conseil national, le 14 juin, qui rappelle et confirme les prises de position du gouvernement: Le Conseil fédéral a dit très clairement qu’il condamne toute violation du droit international humanitaire faite par Israël et le Hamas ; on les voit, il y en a. Il demande un accès immédiat, en quantité suffisante, selon les principes du droit international humanitaire, pour l’aide humanitaire. […] Il demande un cessez-le-feu immédiat et une libération immédiate des otages pour pouvoir nous consacrer à la discussion sur un processus de paix. Voilà qui est clair. Cette déclaration répète la condamnation parallèle des excès israéliens et du massacre du 7 octobre perpétré par le Hamas. Certains critiquent cette attitude. Elle paraît pourtant bien naturelle, et même indispensable, même si le Hamas n’est pas un Etat et que le parallélisme est un peu boiteux; mais l’horreur ne s’accommode pas de distinguos trop subtils – et guère utiles – entre un pouvoir internationalement reconnu et un pouvoir de fait sur une population établie sur un territoire.

Il est vrai cependant que la riposte israélienne, terrible, peut paraître disproportionnée. On parle d’un génocide; cela n’est pas évident. Mais le gouvernement de M. Netanyahou a clairement affirmé sa volonté d’éradiquer le Hamas, et cela se fait dans le sang et les ruines. Or cet objectif est illusoire. Le Hamas cache-t-il ses combattants derrière la population civile? Il faut plutôt admettre que la population civile, enclavée à Gaza depuis des décennies, dépend largement du Hamas, existe et pense par lui. Les survivants des massacres actuels, meurtris pour la vie, perpétueront la lutte du Hamas. Israël devrait donc revoir ses objectifs et modérer son action.

Au-delà de la condamnation, la Suisse peut-elle faire plus? Il ne serait guère utile de clamer tous les trois jours son indignation et sa compassion. Nous ignorons la nature et l’intensité des relations officielles. On sait que notre armement est en partie acheté à l’industrie israélienne – apparemment non sans soucis pour nous, à suivre l’affaire des drones gravement défectueux qu’elle nous a vendus. S’il existe un partenariat militaro-industriel assez important, il serait peut-être bon de corriger le tir, sans compromettre toutefois outre mesure notre propre réarmement. Il ne convient pas, en revanche, de rompre les relations économiques civiles, ni les relations culturelles ou académiques, sauf à l’égard de partenaires qui s’engageraient dans les actes contraires au droit international ou les soutiendraient; il ne faut pas confondre l’ensemble de la population israélienne avec son gouvernement douteux d’aujourd’hui. Par ailleurs, il ne faut pas céder d’un pouce sur le respect du droit humanitaire, et la Suisse est peut-être un peu trop discrète à ce propos. Eventuellement pourrait-on rétablir une pleine contribution à l’UNRWA, dont la mise en accusation publique ne nous a pas paru très solide; mais peut-elle encore travailler dans une région à feu et à sang? Quoi qu’il en soit, une attitude plus dure envers Israël n’aurait probablement pas d’autre effet que de nous satisfaire nous-mêmes en nous dédouanant d’un soupçon de complicité tacite. Ce n’est peut-être pas rien en fonction de l’unité morale du pays, mais on ne saurait tout subordonner à cette vision sentimentale.

 

Etats-Unis

Quant au prétendu «à-plat-ventrisme» de nos autorités face à l’imprévisible Trump, il ne faut pas en faire une maladie. Envers un personnage brutal et fantasque, dont la puissance est (provisoirement?) considérable, il convient d’être prudent. A moins que des biens essentiels soient en jeu. Or, dans les deux premiers cas cités par M. Mahaim, il s’agit d’affaires de longue haleine, où la position de la Suisse n’a guère d’importance immédiate. Pour le F-35, le contrat est passé; la seule question est de savoir si l’électronique embarquée permettrait aux USA de diriger notre flotte; l’autorité fédérale le nie. Quant au prix et à son dépassement, rappelons que le contrat, signé en juin 2021, l’avait été avec l’administration Biden.

Plus largement, la mise à mal par l’administration américaine d’organisations internationales auxquelles la Suisse a intérêt à participer – et que Genève abrite avec profit – peut nous préoccuper. Mais l’OMC, qui nous tient à cœur, est à la peine depuis de longues années. L’OMS n’a pas les quatre pieds blancs. Nous ne pouvons guère rééquilibrer les choses par nos propres forces; il faudrait un travail de fond d’une large coalition internationale.

La souris ne saurait provoquer l’éléphant républicain. La grenouille ne doit pas tenter de se gonfler à la dimension du bœuf.

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