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Catholique, la «Messe» de Bernstein?

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 1961 22 février 2013

La gloire de Leonard Bernstein repose sur la spectaculaire polyvalence de ses talents qui ont fait de lui une figure centrale de la musique du siècle passé: chef d’orchestre, pianiste, compositeur, pédagogue, il a laissé dans tous ces domaines des témoignages inoubliables. On peut ajouter, sans médire, qu’il fut aussi un homme d’affaires avisé et un grand communicateur sachant construire son image.

Pour l’inauguration du John F. Kennedy Center for the performing Arts de Washington, Bernstein avait reçu de Jacqueline Kennedy une commande libre. Le 8 septembre 1971 fut créé un spectacle de vaste dimension: MASS, a Theatre Piece for Singers, Players and Dancers. Text from the Liturgy of the Roman Mass. Additionals texts by Stephen Schwarz and Leonard Bernstein. Ce libellé explique les guillemets du titre, et fait comprendre que la nature de l’œuvre exclut toute appropriation liturgique. Les mélomanes de ma génération se rappellent peut-être le très bel album paru chez CBS en «quadriphonie», la technologie de pointe d’enregistrement à quatre canaux – qui fit long feu: sur la couverture du coffret, uniformément noire, le mot MASS représentait un Golgotha stylisé, avec le premier jambage du M surhaussé et fiché d’une croix. L’œuvre requiert un effectif exceptionnel: un chœur mixte, un chœur d’enfants, des «chanteurs de rue» (rock, blues, pop,…), des solistes vocaux, deux groupes orchestraux, avec deux orgues électroniques Allen, une percussion copieuse, des guitares électriques et sèches, un synthétiseur Moog, etc., etc. Sans oublier le corps de ballet.

Pourquoi Bernstein, musicien juif agnostique, a-t-il choisi la liturgie romaine comme base de son singulier spectacle? Pour honorer la mémoire de Kennedy, premier président américain catholique? C’est éventuellement un élément déclencheur, mais je crois à une raison plus profonde: il était fasciné par le rituel de l’Eglise catholique. Il suffit, pour s’en convaincre, d’écouter ses remarquables interprétations des messes de Haydn, Mozart, Beethoven, entre autres. Etait-il un esprit religieux? Son amour des symphonies de Mahler montre une parenté évidente avec les préoccupations métaphysiques du maître viennois. Que ceux qui ont besoin de voir pour croire consultent, sur YouTube, les Chichester Psalms, captés en 1977 (son et image) à la Philharmonie de Berlin. Ceci précisé pour faire taire les accusations de sacrilège, voire de blasphème dont MASS a été l’objet.

La réception de l’œuvre a été contrastée. Le public a adoré: vingt minutes de standing ovation, et gros succès commercial de l’enregistrement. Certaines parties sont devenues des morceaux du répertoire populaire: Simple song, le Gloria, la première Méditation, Almighty Father… Les spécialistes, chroniqueurs, musicologues et autres savants ont détesté: Harold C. Schonberg (rien à voir avec Arnold), critique redouté au New York Time et ennemi juré de Bernstein, assassinait la pièce dès le lendemain de la création: «Cheap and vulgar. It is a show-biz Mass, the work of a musician who desperately wants to be with it.»

Le plus déroutant dans cette œuvre est le mélange des genres. En vrai Américain, Bernstein ne conçoit pas sa création autour de la notion de «bon goût», et fait joyeusement feu de tout bois: ses références, mêlant sans honte sublime et trivial, vont du Beethoven de la 9e Symphonie à des parodies dodécaphoniques, en passant par le gospel, les rythmes latino, les chants religieux juifs. Tout cela compose une atmosphère un peu démente qui nous bouscule entre le charivari chaotique et la méditation extatique.

L’œuvre est née dans un contexte politique et religieux troublé: on s’achemine vers la fin de la guerre du Vietnam; c’est aussi le temps de Woodstock, de Jésus-Christ Superstar. De Billy Graham. L’Eglise romaine est en proie à de violentes convulsions internes, tiraillée entre la théologie de la libération qui embrase l’Amérique du Sud, et la résistance traditionaliste qui va s’organiser autour de Mgr Lefebvre. A la suite de Vatican II, l’Eglise abandonne le latin dans la liturgie et se débarrasse du chant grégorien qui est remplacé par des rengaines en langue vernaculaire d’une désolante bêtise.

Or le paradoxe de la Messe de Bernstein, malgré son hétérogénéité, c’est qu’elle suit strictement, et en latin, l’ordinaire de la messe tridentine traditionnelle, avec même l’intégration de certains éléments du propre du jour. Cette architecture est donc étrangère à la liturgie moderne instaurée après le dernier Concile. Considéré comme un homme de gauche, admirateur de Martin Luther King, Bernstein était dans le collimateur du FBI, qui fit au président Nixon un rapport dans lequel on soupçonnait les paroles latines de véhiculer un message pacifiste crypté! Il n’y eut pas de suite. Les textes anglais sont plus subversifs; par exemple, après le Credo, le chanteur de rock ajoute cette trope qui commence ainsi: «I believe in God, But does God believe in me? I’ll believe in any god If any god there be. That’s a pact. Shake on that. No taking back. […]»

Cette Messe, bâtie sur un socle solide très traditionnel, mais dérivant vers la comédie musicale, est aussi une photographie de son époque, chargée de ses interrogations, de ses angoisses, de ses errements. On serait malavisé de reprocher à Bernstein d’introduire des éléments profanes dans son rituel, puisque cette pratique est observable depuis le moyen âge. Pendant trente ans, MASS a été délaissé, à cause de malentendus et d’incompréhension, mais aussi en raison de la difficile mise en place de ce monstre hybride. Or depuis dix ans, de nouvelles productions et trois enregistrements sont parus – sans compter un DVD capté au Vatican! L’œuvre trouve donc une actualité renouvelée grâce à ses évidentes qualités musicales, mais aussi parce que c’est une quête spirituelle, avec ses hésitations, ses incertitudes et peut-être une pointe d’athéisme. De toute façon, en matière religieuse, ceux qui cherchent la vérité sont généralement plus intéressants que ceux qui croient la détenir.

Note: L’enregistrement original par le compositeur est d’une disponibilité incertaine chez son éditeur actuel (Sony). Comme version de substitution, je recommande, pour un prix très avantageux, celle de Marin Alsop, dernière en date, parue en 2009 chez Naxos.

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