Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

L’islam, le christianisme, la laïcité

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 1966 3 mai 2013

Des associations musulmanes ont arrosé l’Allemagne de Corans gratuits.

Certains s’en sont indignés. Mais la révélation coranique s’adressant au monde entier, il est logique que les musulmans se fassent un devoir de la propager. Si nous craignons cet islam conquérant, commençons par mieux le connaître, comme civilisation, comme religion et comme politique.

Lire le Coran ne permet certes pas d’en disserter savamment, mais au moins d’en saisir les lignes de force essentielles: comment, en particulier, s’articulent la morale et le salut, le mal, le bien et leur rétribution, la responsabilité et la prédétermination, la volonté humaine et la toute-puissance d’Allah, la loi civile et la loi divine, la communauté des croyants et les nations, en un mot, quelles sont les relations entre Dieu et le monde?

 

Une civilisation

Istanbul. Un musulman entend l’appel du muezzin: Allah est le plus grand, il n’y a pas d’autre Dieu qu’Allah… Il déroule son tapis et récite les paroles sacrées.

Allah est présent non seulement durant ses cinq prières quotidiennes, mais aussi dans toute sa vie familiale et sociale. Il aime le Coran, son discours direct, son énergie mobilisatrice. Le caractère immuable des règles islamiques et des structures sociales qu’elles inspirent lui procure une grande paix intérieure. Son autorité sur sa femme est indiscutée, du moins en public, mais un hadith1 affirme que le paradis est sous les pieds des mères. Et les poèmes d’amour arabes ou persans sont d’une exquise délicatesse.

Ses yeux se portent sur sa bibliothèque. Il aime la calligraphie arabe. La représentation des animaux, des humains et spécialement celle de Mahomet est en principe réprouvée. Aussi, le sentiment artistique musulman s’est-il plus particulièrement développé dans l’architecture, les labyrinthes savants de la décoration et la calligraphie.

Cela n’empêche pas des miniaturistes, notamment persans et turcs, de transgresser pieusement l’interdit: un dessin soigné et des à-plats de couleurs vives donnent de l’islam une image sérieuse et plaisante.

Du Taj Mahal à la Mosquée bleue en passant par celle de Cordoue, les divers styles islamiques, persan, turc ou syrien, asiatique ou espagnol témoignent de leur fécondité.

Dans son esprit, le nom d’Allah est lié à son enfance et à ses parents, à la pudeur, à la beauté du monde et des œuvres humaines.

Pour lui, le djihad est plutôt un chemin d’ascèse et de perfection personnelle que la guerre sainte contre les infidèles.

Ses amis occidentaux le considèrent comme un musulman «modéré». Il sourit devant cette tentative inconsciente de récupération. Car la notion de religion modérée, par quoi on entend une religion subjective et restreinte à la pratique privée, est une création occidentale moderne, vide de sens pour un croyant tel que lui. L’homme est un, comment la foi, les mœurs et les lois, comment le personnel, le familial et le social ne seraient-ils pas intimement mêlés?

Ces mêmes amis affirment non sans vanité que l’islam doit encore faire sa révolution des Lumières. Mais il sait que les Lumières, filles dénaturées de la foi chrétienne, en sont les ennemies implacables. Et il sent bien qu’il n’en irait pas différemment avec l’islam.

La religion telle qu’il la pratique est un islam traditionnel, fixé par des rites sociaux appris dès l’enfance et adouci par les souvenirs familiaux. C’est l’islam des pratiquants ordinaires. C’est l’intégration voire, pour certains, la résorption de la religion dans la vie sociale. C’est la forme musulmane de ce qu’on nomme la religion naturelle.

C’est cette religion naturelle et cette civilisation qu’on bafoue, à des degrés divers, en représentant Mahomet dans des postures ignobles, en désignant l’islam comme «la religion la plus con», selon le mot de l’écrivain Houellebecq, ou en brûlant publiquement le Coran comme M. Terry Jones.

Nostalgique, il voit cette civilisation à son crépuscule, se recroquevillant sous les feux croisés de l’individualisme occidental et du fanatisme primaire des fous d’Allah: d’un côté, les gratte-ciel, l’urbanisation sauvage, la télévision qui répand les séductions vulgaires de l’Occident moderne, les haut-parleurs nasillards qui remplacent les muezzins, et de l’autre, les barbares incultes et sectaires qui s’improvisent théologiens, juges et bourreaux, parfois terroristes.

 

Une religion

Son jeune et lointain cousin de Riyad n’est certes pas inculte, mais il n’éprouve aucune nostalgie. Il rejette la religion naturelle et la civilisation. La philosophie, la poésie et l’art sont un fatras futile et impie qui détourne le croyant de l’essentiel. La réflexion théologique elle-même est un piège, suscitant l’orgueil de celui qui s’y livre.

Une seule chose importe, que le nom d’Allah soit partout révéré, que la communauté des croyants, l’oumma, s’étende sur le monde entier et en fasse une terre d’islam. Il faut que règne la charia, qui est tout à la fois la loi religieuse, la loi civile et la loi pénale. L’élan vigoureux qui traverse le Coran de part en part inspire et renforce cette volonté de conquête aussi bien politique que spirituelle.

Il ira au Paradis, puisqu’il croit et professe qu’Allah est le seul Dieu et que Mahomet est son prophète, qu’il prie cinq fois par jour, distribue l’aumône, affirme la réalité du jugement dernier et fera une fois dans sa vie le pèlerinage de la Mecque.

Le Coran est clair et simple. Il ne propose ni paraboles, ni mystères, ni réflexions métaphysiques ou théologiques. Ce sont des affirmations au premier degré qui se passent d’interprétation: proclamations de foi, louanges et bénédictions, avertissements et condamnations, prédictions, prescriptions liturgiques, familiales et sociales, appels à la conquête.

Allah est un et unique. Il est transcendant, il est le tout autre, sans analogie avec une quelconque réalité terrestre. Il est éternel et tout-puissant.

Pour le jeune musulman de Riyad, l’Occident moderne incarne tout ce qui est détestable à ses yeux et aux yeux d’Allah: son idolâtrie de l’argent et son individualisme, son athéisme pratique, son prétendu universalisme qui n’est qu’une forme d’impérialisme, son sectarisme démocratique, sa brutalité et sa sentimentalité dégoulinante, son impudeur et sa frivolité, sa faiblesse morale en font l’ennemi à abattre.

 

Une politique

Aussi le jeune musulman voit-il avec espoir les mouvements islamiques progresser dans de nombreux endroits du globe et s’approcher du pouvoir. En même temps, il souffre de l’aggravation terrifiante des haines entre les chiites et les sunnites, en particulier salafistes.

Survienne enfin un nouveau Calife, successeur du Prophète, détenteur des pouvoirs temporel et spirituel, chef de l’oumma, restaurateur et gardien de l’unité musulmane! Prêt à sacrifier sa vie, il marchera sous ses ordres à la conquête du monde. Il est préparé au djihad au sens le plus militaire et conquérant du terme. De gré ou, à défaut, de force, les infidèles se convertiront. Et alors, la charia sera la loi de toute l’humanité.

Son frère aîné éprouve plus d’indifférence que de fureur à l’égard de la civilisation occidentale. Un tempérament tranquille fait de lui un musulman fataliste plutôt que conquérant. La toute-puissance d’Allah absorbe sa liberté et sa volonté; ce qui est écrit est écrit, et adviendra nécessairement.

Les deux frères témoignent d’une égale soumission à Allah, active pour l’un, passive pour l’autre.

Toutefois, si le bouillonnement religieux de la communauté est assez fort, l’aîné se lèvera aussi, marchera aux côtés de son cadet pour contribuer à faire advenir ce qui est écrit. Quant à leur vieux cousin si cultivé de Constantinople, il lui faudra tôt ou tard choisir entre le ralliement et l’infidélité.

 

Questions

Les chrétiens, qui contemplent avec crainte cette effervescence religieuse et politique, sont-ils très différents?

Ne sont-ils pas eux aussi monothéistes? Leur Dieu n’est-il pas Lui aussi transcendant, éternel et tout-puissant? Leurs Écritures saintes ne viennent-elles pas semblablement d’en haut? Ne contiennent-elles pas les mêmes exhortations à la prière, les mêmes prescriptions morales et sociales, les mêmes promesses et les mêmes punitions?

Les Croisades n’ont-elles pas été la guerre sainte des chrétiens, la chrétienté n’est-elle pas une forme d’oumma?

Et surtout, le christianisme n’apporte- t-il pas, comme l’islam, l’absolu sur terre, avec son potentiel totalitaire et persécuteur?

 

Islam et christianisme

Ces remarques ne sont pas fausses, mais se placent à un niveau de généralité tel qu’il n’engage à rien et ne saurait suffire à un chrétien, et pas davantage à un musulman. En réalité, la Bible et le Coran sont incompatibles sur des points essentiels.

Une comparaison de fond s’impose d’autant plus que le Coran reprend des éléments bibliques, évoquant avec révérence les patriarches, les rois, les prophètes, la vierge Marie et Jésus, non comme le fils de Dieu, certes, mais comme un prophète et un signe d’Allah.

Comme Allah, le Dieu des chrétiens est un et unique. Mais il est en même temps trois personnes. L’unité divine demeure dans la Trinité: le Père et le Fils se définissent l’un par l’autre, l’Esprit saint procède de l’un et de l’autre, les trois personnes ont tout en commun, même l’être.

La Trinité est une sorte de polythéisme aux yeux des mahométans. Dire du Christ qu’il est non seulement vrai homme mais aussi vrai Dieu est pour eux le blasphème par excellence. Constamment, le Coran revient sur les châtiments qui attendent les «associateurs», par quoi il entend ceux qui affirment l’existence d’autres dieux que Dieu, au premier rang desquels les chrétiens2.

Comme Allah, le Dieu des chrétiens est transcendant, mais sa transcendance n’en fait pas le «tout autre». Dieu se retrouve dans l’homme qu’Il a fait à Son image. Son intelligence, sa volonté, sa liberté, sa force et son imagination créatrice se trouvent analogiquement dans la créature à laquelle Il a confié le monde.

Le Coran est la parole incréée, inchangée et inimitable d’Allah, cent quatorze sourates dictées en vingt-deux ou vingt-trois ans à un scribe méticuleux. La Bible est une suite qui compte soixante-six livres selon les réformés, quelques-uns de plus pour les catholiques et les orthodoxes, inspirés par le saint Esprit au fil de l’histoire humaine de Moïse au Christ et à l’Église primitive.

Le nombre des auteurs, la différence des genres, des langues, des styles littéraires, les siècles consacrés à sa rédaction, le mode de fixation du canon, tout témoigne du respect divin pour la liberté et l’intelligence des auteurs sacrés, de l’Église et des hommes.

Allah parle arabe. Le Christ parlait araméen. La Bible est rédigée en hébreu et en grec. Depuis Pentecôte, la Parole se répand dans toutes les langues du monde.

L’acte de foi, acceptation de la main offerte par le Christ, est un acte libre, un saut volontaire dans le clair-obscur de la Révélation. Pour le musulman, le Coran est la preuve par lui-même de sa véracité. Celui qui a lu ou entendu le Prophète ne peut rester mécréant que par une mauvaise volonté explicite et consciente. Dès lors, il est voué à l’enfer et il n’y aura pas de «secoureur» pour lui3.

Dans l’islam, la décision sans appel et la prière sans réponse se croisent sans jamais se rencontrer. La prière chrétienne n’est pas une adoration à sens unique, mais un tête-à-tête, inégal, entre Dieu et sa créature. Dieu dialogue en songe avec Salomon. Il dispute avec Moïse, démontre à Jonas, argumente avec Job. Il arrive même qu’Il se laisse convaincre, pensons à Abraham et à son marchandage à la baisse au sujet de Sodome, ou à la femme syrophénicienne4, qui contourne le raisonnement du Christ avec une habile humilité et obtient son approbation.

L’islam saisit l’homme dans un rapport simple et univoque de droit et de rétribution. La relation entre Allah et sa créature se présente comme une procédure morale et judiciaire qui débouche sur le paradis ou l’enfer. Le Christ saisit l’homme dans sa totalité blessée par le péché. Le christianisme est la longue et complexe histoire d’une relation d’amour tumultueuse entre Dieu et l’homme, l’histoire d’une trahison de l’homme à l’aube des temps, suivie d’une séparation dramatique, puis d’une marche vers la réconciliation, centrée sur la crucifixion et la résurrection, couronnée par la Grâce.

Allah est miséricordieux, le Coran le rappelle inlassablement. Mais l’islam ignore le renversement de valeur des Béatitudes, l’amour des ennemis, la joue tendue, le pouvoir suprême de la Grâce, comme il ignore le péché originel, qui a transformé la distance naturelle entre la création et son Créateur en un gouffre obscur et chaotique. La Bible développe avec le péché originel une approche incomparablement plus ample et profonde – et combien plus conforme à l’observation quotidienne – du Mal et, simultanément, avec la grâce, une perspective incomparablement plus puissante sur le Bien.

Pour le musulman, et même si le dernier mot reste à Allah, la règle morale balise la route du Paradis.

Le chrétien sait en revanche qu’il n’obtiendra pas son salut par l’observance de la règle morale. Cette observance, formulée dans sa perfection par le Christ, est d’ailleurs impossible, pensons à ce qu’il dit de l’adultère5, du pardon6, des richesses7 ou de l’amour des ennemis8.

La Loi donne au chrétien la connaissance du péché9, là est sa fonction. Elle éclaire l’abîme, montre qu’il nous est infranchissable par nos propres efforts et nous dispose à désirer et à recevoir la grâce.

Comme l’oumma, la chrétienté est un ordre terrestre à la fois social et religieux qui dépasse les frontières nationales. Mais l’Église et l’État y restent distincts. Chacun conserve sa fin et ses moyens propres.

La chrétienté n’est pas un but en soi. Elle est le résultat heureux d’une fécondation du monde par l’Église. Heureux pour l’Église car ses œuvres spirituelles et caritatives s’y voient favorisées, heureux pour le pouvoir politique dont les institutions, éclairées par l’absolu divin, s’humanisent et trouvent leur juste place.

Il reste que la chrétienté est une civilisation chrétienne, non la finalité de l’Église ou l’accomplissement de la mission. L’Église reste distincte du monde christianisé. Telle fut la chrétienté médiévale, telle fut la civilisation byzantine, telle pourrait être une future chrétienté malgache, chinoise ou brésilienne.

La chrétienté est une réalisation humaine, non dépourvue d’ambiguïté à cause de la confusion jamais totalement évitée entre le respect des mœurs et l’expression de la foi. Elle est mortelle comme les autres civilisations. Et sa mort est l’occasion d’arrachements terribles: tout semble s’écrouler quand la foi se retire des structures sociales et juridiques qu’elle avait inspirées, quand l’autorité spirituelle se mue en pouvoir administratif, quand les idées justes, livrées à elles-mêmes, deviennent des idées folles, et quand l’Église se plie à ces idées pour préserver son statut dans le monde. En ce sens, notre déclin est à la mesure formidable de ce que fut la chrétienté.

Mais l’Église demeure.

Le djihad est prévu comme la procédure ordinaire après qu’un peuple a refusé de se plier à l’évidence du Coran. La conquête suit l’échec de la prédication. Les croisades furent au contraire des entreprises circonstancielles, rendues possibles par l’état de chrétienté. En doctrine, elles n’avaient pas pour but de convertir ou de conquérir, mais de garantir la liberté du culte chrétien dans les lieux saints.

En ce qui concerne les relations du monde créé et de son créateur, l’islam est simple. Allah règne sur l’univers, tout procède de sa volonté. Sa loi s’applique directement à toute chose, qu’il s’agisse du salut de l’âme, de la politique ou de la vie quotidienne.

En même temps, Allah est absolument autre et inatteignable. C’est simple aussi. Mais les deux simplicités se combattent. Comment le «tout autre» peut-il être si pareil à l’homme, dans ses jugements, ses exigences, ses punitions et ses récompenses? L’islam affirme simultanément une fusion totale des deux mondes et leur séparation absolue.

Le christianisme emprunte la voie la plus complexe et la plus complète, la voie moyenne de la distinction entre le spirituel et le temporel, qui affirme simultanément la souveraineté de Dieu sur l’univers entier et l’autonomie réelle des êtres créés par Lui, chacun selon sa nature.

L’autonomie de l’homme, qui inclut sa liberté, ne soustrait pas l’homme à la toute-puissance divine. Elle ne signifie pas indépendance à l’égard du Créateur, pas plus que l’enfant à naître, sujet d’emblée autonome – c’est-à-dire fonctionnant selon ses lois propres –, n’est indépendant de sa mère.

Dieu a fait l’homme libre, il a jugé que c’était bon et il ne se déjuge pas. Il rend possible l’exercice de la liberté humaine en garantissant le caractère certain et immuable des lois du monde. Il la tolère quand elle est mal utilisée. Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi s’il ne t’avait été donné d’en haut10, dit le Christ à Pilate, affirmant tout ensemble sa royauté divine et sa soumission à son interlocuteur lors même que celui-ci mésuse du pouvoir reçu de Lui.

Il n’a pas fallu moins que la venue du Christ, vrai homme et vrai Dieu, pour rendre plausible et possible la distinction des deux règnes. Son enseignement affirme tout ensemble sa présence au monde11, la distinction entre les deux règnes12 et sa propre transcendance13.

Politiquement et socialement, la distinction des deux mondes joue un rôle pacificateur en ne reconnaissant d’absolu qu’en Dieu seul. Les biens de ce monde, même les plus élevés, restent du domaine du relatif.

Privé de la médiation personnelle du Christ, de cet interface pleinement humain et pleinement divin qui équilibre et relie les univers temporel et spirituel, l’islam présente une structure fondamentalement instable, oscillant perpétuellement entre la prédestination absolue et la responsabilité totale, entre le fatalisme et le volontarisme, entre la contemplation et l’activisme fanatique…

La menace spécifique de l’islam se trouve dans cette instabilité plus que dans l’existence de groupes islamique radicaux, qui ne font que manifester ce déséquilibre fondamental à un moment donné.

On pourrait dire que l’islam est toujours gros d’islamisme. Avec l’islam, une irruption de l’absolu dans les affaires de ce monde est toujours possible. Les relations que l’islam entretient avec l’Église et les États peuvent passer d’un jour à l’autre de la coexistence pacifique à l’affrontement violent.

 

Au quotidien

Si l’on compare l’islam et le christianisme dans leur pratique concrète, les choses ne sont pas si nettes. Depuis la si lointaine et si présente Chute, les chrétiens ne sont pas à la hauteur de leur foi. Ils déchirent l’Église entre confessions ennemies elles-mêmes divisées en factions hostiles.

Passant constamment outre la distinction du temporel et du spirituel, ils boitent tantôt du côté du cléricalisme et de la théocratie, tantôt du côté de l’individualisme anthropocentriste et du socialisme plus ou moins athée.

Ils ont cultivé toutes les hérésies possibles, dont plus d’une tombe sous le coup des critiques qu’ils adressent à l’islam: légalisme, fondamentalisme, dégradation de l’amour de charité en aumône, moralisme, volontarisme, négation de la liberté.

Des théologiens, pasteurs, prêtres, se sont compromis avec le pouvoir, agenouillés devant la connaissance scientifique, rendus sans résistance ni réserve à l’idéologie de l’égalitarisme, de la démocratie et des droits de l’homme. Ils ont abandonné toute exigence spirituelle ou morale, toute discipline des mœurs, tout dogme, toute distinction entre le bien et le mal sous prétexte d’ouverture, de compassion et d’«amour inconditionnel».

Inversement, même si la structure monolithique de l’islam n’y laisse en principe guère de place, le Coran reconnaît implicitement l’existence d’une certaine liberté. Le pardon est acquis au croyant qui se repent à temps. L’islam recommande la solidarité avec les faibles, le souci de la veuve, de l’orphelin et de l’étranger. Il conseille de faire la paix avec qui veut la paix. Le pardon des offenses peut être la source de grandes bénédictions14. L’islam réprouve l’hypocrisie et condamne celui qui fait semblant de croire.

Ainsi, de même que la foi chrétienne vécue rectifie dans une certaine mesure les errements dus au péché originel, de même la nature humaine rectifie dans une certaine mesure les manques et les excès découlant de la structure moniste du Coran.

 

L’évolution des mœurs et des lois

Pour l’heure, on constate une immigration musulmane importante sur notre sol, dont découle tout naturellement, et même indépendamment de toute idée de conquête, une extension des pratiques et des mœurs islamiques.

On peut craindre que, par respect des droits de l’individu, l’État laïque ne valide des procédures islamiques par des lois ad hoc, entérinant du même coup le passage de l’unité nationale au morcelage communautariste.

Il arrive que la charia l’emporte sur les lois allemandes dans le domaine du droit de famille. Il y a à Londres des quartiers où des «brigades des mœurs» islamiques interpellent, renvoient chez elles, molestent parfois des personnes contrevenant à la charia: prostituées, femmes seules ou trop court vêtues.

On peut craindre que dans certains cantons suisses aussi, notamment le nôtre, des zones échappent peu à peu à notre droit. La première de ces zones pourrait être celle du carré musulman, «terre d’islam» dont un conseiller communal a demandé la création dans le cimetière de Montreux15.

 

La laïcité

Le problème se complique du fait qu’il ne s’agit pas seulement du christianisme et de l’islam, mais aussi de la laïcité. C’est elle qui maîtrise les lois, l’argent et l’opinion. C’est elle qui dicte aujourd’hui ce qui est licite ou non.

La laïcité reconnaît certes le droit à tout un chacun d’adorer le dieu qu’il veut. Mais chacun doit d’abord faire allégeance aux «valeurs» laïques, en particulier au principe égalitaire, fondement de la démocratie moderne. Celui-ci prévaut extensivement contre toutes les traditions et tous les dogmes. Le mois dernier, un collège, laïque, du Val-de- Marne excluait une jeune fille qui portait un bandeau dans les cheveux et une jupe longue par-dessus ses pantalons. L’association des deux constituait un signe religieux excessif aux yeux du directeur.

La laïcité se présente aujourd’hui comme une autorité pacificatrice placée au-dessus des religions. Mais elle est plus que cela. En fait, elle est en situation de concurrence avec elles. Elle tend à les limiter à la pratique privée et à se réserver à elle-même l’entier de l’espace public.

Dès lors, même si elle pense y trouver un avantage à court terme, l’Église joue un jeu équivoque et dangereux quand elle demande à cette religion laïque le soutien politico-religieux dont la disparition de la chrétienté l’a privée. Chaque fois qu’elle le fait, dans le but de combattre l’islam par exemple, elle avance le temps de sa propre mise en question par ce même pouvoir, pour les mêmes motifs et avec les mêmes moyens.

Car c’est un fait que l’État démocratique moderne rejette progressivement les mœurs inspirées du christianisme.

Et c’en est un autre, beaucoup plus préoccupant, que l’Église refuse en général de le reconnaître. Elle cède même souvent à la tentation de se mettre au diapason. C’est ainsi qu’elle a soutenu et soutient encore l’évolution délétère d’un droit matrimonial qui n’a plus grand chose à voir avec le droit du mariage qu’elle avait inspiré en des époques plus fastes.

C’est dire que l’islam n’est pas la seule, ni même, peut-être, la première menace pour la religion chrétienne.

Demain, on interdira peut-être les voiles et la kipa portés en public à la suite d’une initiative populaire, mais le surlendemain, par souci d’égalité, ce sera le tour des chapelets et des pendentifs en forme de croix. Certains États cantonaux interdisent déjà les croix dans les écoles. Qui sait si la suppression des cloches dominicales ne fera pas pendant, dans un avenir proche, à l’interdiction des minarets?

 

Qui fait quoi?

Le rôle de l’État serait en principe de protéger les mœurs et les usages du pays, de maîtriser l’immigration, d’empêcher qu’apparaissent des zones de non-droit, de prévenir, autant que faire se peut, les actes de terrorisme.

On attend de l’Église qu’elle se borne à jouer son jeu essentiel: conserver le dépôt de la foi, proclamer l’Évangile, convertir les nations, délivrer les sacrements. Qu’elle recherche la rectitude de la foi et l’unité institutionnelle. Si le pouvoir lui prête l’oreille, qu’elle fasse valoir ses intérêts en tant qu’institution, qu’elle lui rappelle aussi les principes généraux de la morale quand ils entrent en composition avec les lois.

Quant à l’islam, c’est au niveau de la critique théologique et philosophique des affirmations du Coran que l’Église doit se placer. Le dialogue interreligieux ne doit pas forcément être interrompu. L’important est qu’il ne se limite pas à un veule consensus sur les «valeurs communes», mais qu’il se fasse sur le fond, dans une perspective combative et explicitement missionnaire. C’est d’ailleurs la seule façon de respecter son interlocuteur.

Pour le surplus, que l’Église accepte par avance, et comme un témoignage, les conséquences terrestres de sa fidélité spirituelle.

 

Notes:

1 Les hadiths sont des paroles et des actes attribués au Prophète.

2 «L’association est plus grave que le meurtre.» Sourate 2:191.

3 Sourates 3/22 et 116.

4 Marc 7:24-30.

5 Quiconque regarde une femme pour la convoiter a déjà commis un adultère avec elle dans son cœur. (Matth. 5:28).

6 Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à septante fois sept fois. (Matth. 18:22).

7 Va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens, et suis-moi. (Marc 10:21).

8 Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent. (Matth. 5:44).

9 Car personne ne sera reconnu juste aux yeux de Dieu pour avoir obéi en tout à la loi; la loi permet seulement de prendre connaissance du péché. (Rom. 3:20).

10 Jean 19:11.

11 Je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde. (Matt 28:20).

12 Rendez donc à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. (Matt. 22:21).

13 Mon Royaume n’est pas de ce monde. (Jean 18:36).

14 Sourate 42:37-43.

15 20 Minutes du 22 mars 2013.

 

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: