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120 secondes, le fédéralisme à mourir de rire

Félicien Monnier
La Nation n° 1966 3 mai 2013

Le Canton connaît depuis bientôt trois ans deux nouvelles célébrités: Vincent Veillon et Vincent Kucholl. Depuis 2011 en effet, ces deux animateurs de Couleur 3 traitent de l’actualité avec un regard acéré et ô combien amusant. Leur méthode est simple. Tous les matins, aux alentours des 8 heures, Vincent Veillon reçoit un invité pour une brève interview dans le cadre de son émission Lève-toi et marche. Cet invité est interprété par Vincent Kucholl, acteur aux talents innombrables. Il s’agit de la désormais célébrissime émission 120 secondes1.

Les auditeurs de la Radio romande ont ainsi pu, au fil des mois, faire la connaissance de dizaines de personnages aussi remarquablement bien interprétés les uns que les autres. Certains ont acquis le statut de héros régionaux, malgré leur caractère fictif. Cela est principalement dû aux très grands talents de caricature de M. Kucholl, excellemment mis en valeur par les questions de M. Veillon, irréprochable dans le rôle du jeune journaliste romand: toujours poli, tenant sa ligne interrogative contre vents et marées. Contrairement à certains de ses confrères, son orientation politique est indécelable.

Chaque émission est également filmée2. Cela donne à M. Kucholl l’occasion de s’accoutrer de mille déguisements et accessoires. Le succès de l’émission doit énormément à sa mise à l’écran informatique, qui permet sa diffusion sur les réseaux sociaux.

Certes, aucun de leurs personnages n’est réel. Ils font néanmoins tous échos, dans nos esprits, à un archétype social et politique que nous avons tous déjà pu rencontrer. C’est bien en cela que réside le coup de force artistique de l’émission. Nous ne prendrons à titre d’exemple que les personnages les plus récurrents.

Le plus célèbre est peut-être le Lausannois Serge Jaquet (qui ne sait pas si son nom ne serait pas Sébastien…). «Tox de la Riponne», il est l’invité habituel pour parler des questions de politique de la drogue ou de politique lausannoise. Il égrène de sa voix éraillée accoutumée aux «T’as pas deux balles?» les commentaires les plus décalés sur l’actualité lausannoise. Ainsi en va-t-il du froid dont souffrent les sans-abris, ou du dernier acte de bravoure du «Shérif Grégory Junod», comprenez le municipal Gégoire Junod, chef du dicastère de police de la Ville de Lausanne.

L’armée suisse est également l’un des sujets favoris de 120 secondes. Pour en parler, l’invité habituel est le lieutenant-colonel Karl-Heinz Inäbnit, commandant remplaçant de la place d’armes de Bure. Quiconque a eu l’occasion de fréquenter des officiers instructeurs suisses allemands durant sa carrière militaire retrouvera derrière les traits et la voix du lieutenant- colonel Inäbnit un sentiment de déjà-vu prononcé. Les caractéristiques principales du militaire sont ses phrases saccadées, son humour forcé et son naïf pragmatisme à toute épreuve ponctué de «C’est clair» affirmés avec le plus bel accent alémanique de l’infanterie. Entendez- le seulement expliquer, avec le ton le plus sérieux du monde, comment les recrues suisses font la pause de 10 heures dans un char Piranha.

Parmi ces personnages, comment oublier Gilles Surchat, le pitoyable chômeur jurassien, licencié avec effet immédiat de chez «Schaffter pives», entreprise spécialisée dans le tri des graines de conifères? Avec lui, Vincent Kucholl parvient presque à tirer des larmes de ses auditeurs. On se prend alors de pitié pour cette sanglotante caricature du prolétariat suisse mal instruit, naïf, gentil mais malchanceux. L’on ne pourra néanmoins plus s’empêcher de rire lorsqu’il expliquera comment il a abattu un porc dans sa baignoire pour la Saint-Martin après l’avoir acheté à la Migros de Porrentruy, mais qu’il a dû tout manger seul, n’ayant aucun ami – précisant malgré sa tristesse que l’important est de perpétuer la tradition.

L e Valais est également bien représenté par Stève Berclaz, entrepreneur à Sembrancher. Pour construire un chalet, des remontées mécaniques ou un barrage, c’est à lui qu’il faut s’adresser. Se prétendant grand ami de Christian, Constantin pas Varone, il est le leader du groupe de Rock-Metal Black Lion Genocide. Ennemi juré de Franz Weber, il déteste que ce petit Vaudois de Veillon se permette de remettre en cause l’aménagement du territoire du canton du Valais. C’est donc avec un accent inimitable qu’il affirme que, si le Valais était indépendant, il pourrait «enfin avoir une vraie politique de promotion du jeu, du foot, du métal (comme style de musique) et de la construction». La condition de cette indépendance serait que la Suisse accepte que «le FC Sion puisse continuer à latter la gueule aux autres en super league»…

Depuis les débuts de l’émission, un Vaudois campagnard fait écho au Tox de la Riponne Serge Jaquet. Il s’agit d’Ignacio Chollet, agriculteur à Bottens. Bien qu’on l’ait peu entendu ces derniers temps, il est un incontournable. L’accent vaudois est franc et dénote une assurance certaine. Sa culture est celle de l’Illustré, son bon sens est indestructible. Il attire immédiatement la sympathie, tant tout ce qu’il raconte sent l’évidence, par exemple lorsqu’il parle des «branleurs de journalistes que vous avez là…». Il se réjouit de rencontrer Flavio Cotti et René Felber, qu’il croit encore au Conseil fédéral, la voix empreinte d’un respect caverneux.

De nombreux autres personnages hauts en couleurs rythment les émissions. Bernard Spitzenfeil, conseiller aux États glaronnais, Gilbert Vacheron vice-président de l’interprofession horlogère de l’Arc jurassien, Bernard Aeschlimann commentateur sportif dont la voix doit beaucoup à MM. Pierre Mercier et Bernard Jonzier, Bastiano Regazzoni vice-chancelier du canton du Tessin couvrant une fraude électorale, Nouredine Clivaz, à l’accent de Martigny, président de la Commission valaisanne pour la chariaisation et l’islamisation, et même Jean-Blaise Rochat, co-directeur de la Schubertiade, grand mélomane se plaignant des caprices des stars du classique: «Un trait de coke sur un piano à queue coûte plus cher que sur une guitare électrique.»

La caricature se nourrit de la réalité et du quotidien. Mais elle n’est réussie qu’à la condition que les caricaturés s’y reconnaissent. La caricature sociale que nous proposent MM. Veillon et Kucholl nous concerne tous un petit peu. Le fédéralisme et les différences cantonales y tiennent pour beaucoup. N’aime-t-on pas entendre un Valaisan frondeur, un Saint-Gallois imbu des économistes de son université, un Genevois vantard, un Jurassien naïf, un Bernois étatiste? Ces clichés sont grossiers, mais si on les aime tant c’est qu’ils sont un peu vrais. Sans eux nous ne ririons pas. 120 secondes retranscrit une réalité que nous aimons parce qu’elle est la nôtre. Aimer la réalité et savoir en rire; c’est le début de la politique.

 

Notes:

1 Nous nous excusons à l’égard des innombrables inconditionnels de l’émission. Deux ans et demi d’émissions quotidiennes sont une richesse qu’un tel article ne peut aborder que très partiellement.

2 www.120secondes.info. Il suffit néanmoins de taper «120 secondes armée» ou «120 secondes Jean-Blaise Rochat» sur Google pour immédiatement trouver l’émission.

 

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