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Le désir du rien

Yannick EscherLa page littéraire
La Nation n° 1966 3 mai 2013

Aux aurores, chaque vendredi matin sur le quai de la gare, j’observe une étrange mue: celle des «petits hommes gris», ronds-de-cuir, employés de banque et autres. Chaque fin de semaine, ils troquent leur complet sombre, leur cravate terne et leurs chaussures derby pour un jeans délavé, un pull à capuchon qui fleure bon l’adolescence et une paire de baskets usées. Cela me surprend, m’amuse et m’afflige parfois.

Mutatis mutandis, c’est le même sentiment que j’ai éprouvé en lisant le dernier livre de Louis-Henri de La Rochefoucauld qui s’intitule simplement La Révolution française. Ne nous méprenons pas. Il ne s’agit pas d’un livre d’histoire, mais d’une sorte d’essai littéraire ressemblant à un patchwork relevant autant de l’autofiction fantaisiste que du pamphlet saupoudré de truculentes anecdotes historiques.

Il est vrai que l’illustre famille La Rochefoucauld a comme un droit d’auteur sur les termes de «Révolution française» et notre essayiste le rappelle avec malice: «Le matin du 15 juillet 1789, grand maître de la garde-robe, La Rochefoucauld fréquentait alors Louis XVI au quotidien. Celui-ci était à peine réveillé quand La Rochefoucauld, embarrassé, lui raconta ce qui s’était passé la veille. Encore ensommeillé dans ses rêves absolutistes, Louis XVI lui demanda, débonnaire: Hum… C’est une révolte? D’humeur moins primesautière, La Rochefoucauld répondit avec le flegme définitif du vaincu de longue date: Non, Sire, c’est une révolution

Cela dit, la critique de la Révolution française est autant sans surprise que sans originalité: «[…] Je vous livre à nouveau mon verdict: la Révolution française, le communisme et autres cochonneries semblables ont ravagé les pays où ils sont passés.» On pourrait sentir comme une réminiscence maurassienne (cf. De l’avenir de l’intelligence), la langue en moins, dans les conséquences littéraires de la Révolution: «Depuis, à la carte des cafés littéraires français, on vous propose du bœuf bourguignon, de l’Émile Zola ou du Marguerite Duras, plats en sauce tournés qui n’ouvrent guère l’appétit.»

Passé le premier niveau de lecture, au-delà du badinage historique et du pamphlet contre-révolutionnaire, cet essai est révélateur de l’homme moderne et de la tristesse qui l’habite: «Descendu de mon donjon et prêt pour la mise en bière, je gardais cette tristesse tzigane: le sentiment de n’avoir jamais su être comme tout le monde. De n’avoir jamais été vraiment vivant. De n’avoir été qu’un morceau de pâte indéfinie, un inconsistant feu follet.»

Comment comprendre cette tristesse qui est en filigrane du livre de La Rochefoucauld et comme la trame de la vie contemporaine?

Saint Thomas d’Aquin définit la tristesse comme le «désir d’un bien absent» qui habite l’homme. On pourrait aussi la nommer, fort à propos, mélancolie. Cette mélancolie «dépend du fait que nous sommes des créatures limitées, et que nous vivons, mendiant de porte en porte […], de porte en porte avec Dieu. Il nous appelle, il nous choisit pour l’accueillir dans notre existence. La mélancolie est le prix de la naissance en l’homme de l’éternel […]. La mélancolie est l’inquiétude de l’homme qui pressent la proximité de l’infini. Béatitude et menace en même temps.» (R. Guardini)

Cette tristesse a pour conséquence immédiate l’atmosphère lourde qui imprègne certaines pages. L’auteur qui est le protagoniste principal de l’ouvrage semble incapable d’être libre en vérité. Il est comme prisonnier: «Les gens comme toi sont incapables d’aimer. Je sais que tu as fait des efforts. Et tu es un brave garçon, dans le fond. Mais nous vivons en démocratie désormais, et tu es une chose du passé. Regarde-toi: même une brocanteuse ne voudrait pas d’un mari comme toi. […] Mon pauvre, pauvre type: il aurait mieux valu pour toi que tu ne sois pas né.»

Entendons-nous cependant, la liberté n’est pas seulement à comprendre dans le sens d’une absence d’interférence extérieure. Selon saint Augustin, la liberté ne se réduit pas à une liberté de, mais à une liberté pour, c’est-à-dire à une capacité d’atteindre des buts valables qui trouvent leur accomplissement en Dieu. La liberté est donc une pleine satisfaction, comme un accomplissement total, comme la capacité de Dieu.

Pour l’évêque d’Hippone, désirer des objets coupés de leur origine et de leur fin en Dieu, c’est en fait le désir du rien. Désir illustré admirablement par l’ouvrage de La Rochefoucauld: «Ici-bas, où l’humanité est impossible à réconcilier, j’aurais seulement voulu être aimé. Ce ne fut pas le cas – tant pis. Abandonnons donc ces fictions, les fiançailles et les feuilles en automne, les mariages et les mirages, mes jeux de mots et mes imbécillités, et que j’aille dans la foulée et sans broncher me faire trancher ma tête pleine de mauvaises pensées…»

En refermant le livre protéiforme de La Rochefoucauld, je revois le quai de gare du vendredi matin, je regarde la foule s’agiter en repensant aux paroles d’Oriana Fallaci: «La vie devient une série d’occasions perdues, un regret de ce qui n’a pas été et qui aurait pu être, un remords de ce que l’on n’a pas fait et que l’on aurait pu faire. Et c’est ainsi que l’on gâche le présent, en le transformant en une autre occasion perdue que l’on regrettera ensuite.»

 

Louis-Henri de La Rochefoucauld, La Révolution française, Gallimard, Paris, 2013.

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