Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Les illusions de l’amour (du règlement)

Jacques Perrin
La Nation n° 1897 10 septembre 2010
Le peuple vaudois a, dit-on, l’amour du règlement. On pourrait s’imaginer que des décennies de vent libertaire ont balayé ce respect poussiéreux. Il n’en est rien. Les règlements se portent mieux que jamais, non seulement dans le Pays de Vaud, mais partout en Suisse.

Dans Migros Magazine du 25 mars 2010, M. Steve Gaspoz s’avoue perplexe devant un tel état de fait. Bien qu’il ait été «interdit d’interdire», cinq mille nouvelles pages de lois et de règlements paraissent chaque année en Suisse.

A l’école, la manie d’afficher les règlements en classe, de les faire coller dans les carnets des élèves afin que les parents les contresignent, sévit depuis longtemps. Effrayés par le bruit, la saleté dans les classes, les gros mots, les oublis et les devoirs non faits, consternés de voir les enfants «vautrés» dans les couloirs dans des tenues relâchées ou affriolantes et les adolescents se bécoter, les maîtres, réunis en commissions, s’emploient à affiner les règlements, à les réviser en fonction des nouvelles «incivilités» rencontrées. Cela donne lieu à des discussions infinies.

A la télévision, la fameuse Super Nanny1 commençait toujours par brandir un panneau où figuraient, calligraphiées à l’ancienne, les règles qu’elle entendait imposer au méchant petit Melvin, au terrible Jason ou à l’«hyperactive» Emma, nous rappelant les leçons de morale républicaine données par Topaze dans la pièce de Marcel Pagnol.

Oui, les règlements nous envahissent. Oui, les interdictions pullulent. A mesure que les moeurs s’affaiblissent, les lois prolifèrent. Pourquoi?

Les moeurs sont l’ensemble des usages et coutumes en vigueur dans une collectivité à une époque donnée. Elles naissent, changent et disparaissent sans qu’on se rende immédiatement compte de la raison des variations. Vivantes, échappant au contrôle de la réflexion, elles nous aident à nous accommoder d’autrui.

Transmises par toutes sortes d’institutions, les moeurs constituent un tissu d’habitudes qui empêche les heurts trop violents. Si nous les enfreignons, nous sommes punis par l’exclusion sociale ou le ridicule. Le qu’en dira-t-on joue un rôle essentiel dans la préservation du lien social. Les moeurs exercent une lourde contrainte, c’est le prix à payer de la concorde.

Dans un monde où l’individu prime sur le groupe, où les droits de tel ou tel prévalent sur le bien commun, les moeurs sont ébranlées parce qu’elles ne sont pas soumises aux foucades du désir individuel. Elles font obstacle, pense-t-on, à l’épanouissement personnel. L’individu moderne n’obéit qu’à ses propres volontés, il se veut autonome. Cependant, craignant que l’anarchie ne résulte du conflit des libertés concurrentes, il consent à se soumettre aux lois et règlements voulus par la majorité du peuple souverain.

Dans le très révélateur article de Migros Magazine, trois personnalités interrogées, le sociologue valaisan Gabriel Bender, le Vert genevois Robert Cramer et le libéral-radical neuchâtelois Raphaël Comte, ainsi que la majorité des sondés (51% contre 49%), pensent qu’il n’y a pas trop de lois et d’interdictions en Suisse. Ce légalisme ne surprend pas tellement en bonne démocratie.

Quels avantages les lois et règlements présentent-ils donc?

D’après les observations faites à l’école, nous constatons d’abord que les règlements rassurent les personnes. En les élaborant, elles ont l’impression de lutter contre les difficultés qu’elles ont ressenties, elles «font enfin quelque chose», elles réagissent. Le nouveau règlement implique toute la communauté scolaire à égalité, les élèves et les parents doivent lire et signer la liste des règles, un «large débat» est censé avoir lieu. De surcroît, les directions peuvent s’abriter derrière les règlements. Depuis toujours, dans tout le Canton, il est interdit de jeter des boules de neige. Or, chaque hiver, on assiste dans les préaux à d’énormes batailles, mais en cas d’accident, «on est couvert», puisque le règlement existe!

Beaucoup d’enseignants ont le respect de la chose écrite. Il leur semble qu’une règle figurant noir sur blanc sera forcément suivie. Ce n’est pas faux. Les élèves voudront sans doute transgresser le règlement, mais ils ne songeront pas à des délits plus graves. Sans en avoir bien conscience, la grande majorité des élèves ressentira la règle comme une limite psychologique aux débordements.

L’amour du règlement a d’autres causes plus profondes que l’article de Migros Magazine permet de mettre en lumière. Une société égalitaire et libérale ne peut que favoriser la prolifération réglementaire aux dépens des moeurs traditionnelles. Celles-ci apparaissent arbitraires quand la justice se résume aux respects des droits de l’individu. Messieurs Comte, Cramer et Bender sont clairs à ce sujet. Le nombre de lois est proportionnel à la croissance des libertés. Plus les gens sont libres, plus il y a d’interdictions réglementaires! Comment expliquer ce paradoxe?

Beaucoup de gens n’acceptent plus les prescriptions morales imposées par la famille, l’école, l’armée, l’organisation professionnelle ou l’Eglise, car ces institutions autrefois respectées sont aujourd’hui attaquées. Mais les libertés conquises sur les moeurs ne diminuent pas le risque de conflit, au contraire. Les multiples entraves dues aux lois et règlements équilibrent les conquêtes essentielles que le sociologue Bender énumère: divorce, adultère, homosexualité et avortement autorisés, viol entre époux puni, respect de l’enfance, protection de la nature, lois contre le tabac, les chauffards, la maltraitance, etc. Selon Bender, «on a gagné au change». Les minorités ont lutté et argumenté pour les libertés nouvelles que les citoyens ont entérinées par leurs votes. Il est toujours possible, en bonne théorie démocratique, de réviser ou d’abolir les lois qui garantissent les libertés nouvelles, mais qui voudra s’en prendre aux «acquis»?

Aujourd’hui la majorité adore les «grandes libertés» qui ont anéanti les moeurs, malgré les tracas qu’occasionne la multiplication de lois vétilleuses et d’interdictions vexatoires. Tout est-il donc pour le mieux dans le moins mauvais des mondes possibles?

Nous n’en sommes pas sûrs.

Certes, grâce à un matraquage médiatique et publicitaire incessant, les «minorités rebelles» ont triomphé, d’autant plus que leurs objectifs correspondent à ceux de certains entrepreneurs libéraux qui voient s’ouvrir des marchés dans les domaines du loisir, de la sécurité, de l’écologie et de la santé; mais un problème demeure.

Pour faire respecter les lois et règlements, il faut punir ceux qui y contreviennent, exercer une certaine force, payer de sa personne. Super Nanny ne se contentait pas d’afficher des règles. Elle fixait à chacun un rôle et des tâches, au père, à la mère, aux enfants. Elle élaborait des horaires et des rituels, délimitait des espaces. Elle osait punir, tenait bon et contrôlait l’exécution des punitions. Bref, elle recréait des moeurs. Pleine d’un bon sens familial hérité de son éducation traditionnelle en Tunisie, courageuse et affectueuse, elle savait obliger parents et enfants à la regarder dans les yeux. Elle donnait l’exemple.

A l’école, les discussions à propos des règlements s’achoppent toujours à la difficulté de les faire respecter. Un doyen se croit obligé de préciser que tous les maîtres devront se montrer à la hauteur, signaler et punir les infractions constatées. Il sait que certains professeurs sont plus laxistes que d’autres, qu’ils ont peur de fâcher des parents exigeant qu’on punisse tous les enfants sauf les leurs, ou que quelques maîtres sont trop pointilleux, inflexibles sur des vétilles. Des qualités morales sont soudain exigées.

Le règlement n’agit pas par magie, il faut sévir, mais à quoi sert-il de punir dans une société qui ne croit pas en la valeur de la punition? Comment exercer une force si son usage est condamné? Comment faire régner le droit si celui-ci est discutable et révisable à l’infini? Certains annoncent qu’ils violeront la loi avant même qu’elle n’entre en vigueur!

Bien que l’amour du règlement soit une belle chose, il n’est qu’un emplâtre sur une jambe de bois dans une société «démoralisée». Le respect du règlement n’est pas compris dans le règlement. Il trouve son assise sur les moeurs contraignantes auxquelles on voulait précisément échapper. Sans les vertus qu’elles transmettent, notamment la vertu de force, le règlement est vide.


NOTES:

1 Super Nanny était le nom d’une émission de télé-réalité au cours de laquelle, à la demande de parents débordés, une nurse diplômée et expérimentée, elle-même mère de famille, intervenait pour recréer une vie commune décente. Super Nanny, de son vrai nom Cathy Sarraï, est décédée en janvier 2010.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: