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«Les» handicapés à l'école

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1907 28 janvier 2011
Le premier projet de réforme scolaire de Mme Lyon prévoyait d’incorporer les enfants handicapés à l’école ordinaire. L’idée fut retirée à la suite de l’opposition de nombreux parents d’enfants handicapés et d’enseignants. Elle a resurgi dans l’avant-projet de loi vaudoise sur la pédagogie spécialisée, qui est censée mettre en musique la compétence, notamment financière, en matière d’enseignement spécialisé que la Confédération a restituée aux cantons. Le tour polémique pris par le débat indique toutefois que ce projet contient plus que la simple mise en oeuvre d’une compétence heureusement recouvrée.

Interviewé par M. Justin Favrod1, M. Yves Rossier, directeur de l’Office fédéral des assurances sociales, indique la direction prise par le monde officiel: «Intégrez le plus possible d’enfants handicapés dans l’école!» Si l’on interprète bien la formule, l’idéal de M. Rossier serait qu’on les intègre tous. «En Suisse, le système scolaire est le plus ségrégationniste de toute l’Europe», affirme-t-il encore. Et quand M. Favrod lui demande s’il veut fermer les institutions, il répond qu’«un ghetto, même luxueux, reste un ghetto». En clair, c’est effectivement ce qu’il veut.

Les termes «ségrégationniste» et «ghetto» ne sont pas neutres. Le premier renvoie à l’apartheid, le deuxième évoque l’antisémitisme. Plutôt que d’argumenter, le directeur de l’OFAS dramatise. Il tente de susciter la mauvaise conscience de la population. Pourquoi?

Et surtout, pourquoi parler «des» handicapés, comme s’il s’agissait d’une masse homogène à traiter uniformément? C’est le type même de la généralisation abusive qui fait dégénérer le débat et le transforme en conflit insoluble. En réalité, le terme de handicap englobe des déficiences physiques, sensorielles, mentales, comportementales d’une immense variété de nature et de degré. Il est particulièrement absurde, par exemple, de traiter semblablement les personnes atteintes d’un handicap mental et celles qui souffrent d’un handicap exclusivement physique. L’autonomie de ces dernières relève avant tout de questions matérielles généralement maîtrisables, transport, accessibilité des lieux, mise à disposition d’instruments adéquats.

Ajoutons que, parmi les enfants souffrant d’une même déficience, on constate de grandes différences de personnalité, d’intelligence, de volonté, de capacité de s’adapter et de réagir.

Selon le handicap et le handicapé, l’autonomie peut donc être presque complète, partielle ou nulle. Peut-on faire l’économie de ces faits quand on examine la question d’un placement dans une institution spécialisée? Ce n’est pas respecter les personnes que de nier leurs différences au nom d’une égalité purement déclamatoire.

C’est vrai que les élèves suisses placés dans des institutions sont plus nombreux que dans les autres pays. Et c’est vrai que le Canton de Vaud est l’un des cantons suisses qui en a la plus forte proportion. On doit y voir la preuve du souci qu’il a de leur offrir un encadrement et un environnement adaptés. Pourquoi inverser cette réalité et faire comme si la Suisse et le Canton devaient d’urgence combler un retard pharamineux sur les autres pays, «moins ségrégationnistes»? Et pourquoi prétendre que le Canton devrait au moins s’aligner sur la moyenne suisse et passer de 3% à 2% d’élèves en institution? En réalité, c’est la Suisse, et le Canton, qui sont en avance en ce qui concerne l’identification des handicaps et la capacité de prendre en charge les personnes qui en sont atteintes.

Durant des siècles on n’a su que faire des handicapés mentaux. Il s’agissait avant tout de les empêcher de déranger. On les cachait, on les confinait dans le coin le plus reculé de la maison, on les confiait à des asiles où les traitements étaient pour le moins rudimentaires. M. Rossier aurait pu, à meilleur droit, s’indigner et parler de ghetto!

Au contraire, la création d’institutions, souvent privées, et le développement de pédagogies spécifiques extrêmement pointues ont offert à nombre de handicapés mentaux la possibilité de développer au mieux leurs capacités, d’accéder au monde du travail dans les ateliers protégés et de se trouver un certain équilibre et une certaine autonomie. C’est un progrès réel, une plus-value sociale inestimable qu’on ne peut sacrifier au profit de l’intégration pour l’intégration!

Le Département de la Formation, de la Jeunesse et de la Culture n’a certes pas tort de donner la priorité à l’intégration dans l’école ordinaire. De fait, ça a toujours été plus ou moins le cas. Lequel d’entre nous n’a pas eu à un moment de sa scolarité un condisciple handicapé physique ou même handicapé mental léger? Cette présence particulière alourdit sans doute la tâche de l’enseignant. Elle entraîne parfois de coûteuses modifications architecturales. Elle est aussi l’occasion pour certains enfants d’exercer leur méchanceté. Il vaut néanmoins mieux accepter et maîtriser ces pesanteurs, ces coûts et ces risques que de multiplier les placements en institution.

Mais c’est une question de mesure. Si l’on prévoit que le handicapé trouvera dans son intégration plus de problèmes que d’avantages (ce qui signifie précisément un échec de l’intégration), ou que sa présence portera sérieusement atteinte à la qualité de l’enseignement, il est nécessaire d’envisager un placement en institution. C’est, précisément, dépasser la mesure que de refuser cette nécessité et prétendre intégrer «le plus possible» d’enfants handicapés dans la perspective de supprimer à terme les institutions spécialisées.

Pour certaines catégories de handicapés mentaux, le placement en institution est vital. Nous pensons à tous ceux qui sont saisis d’angoisses profondes qui les bloquent quand les choses changent autour d’eux, lorsqu’ils sont happés par une foule, par exemple, ou qu’ils doivent prendre une décision imprévue ou faire face à une situation inconnue. Ils ont besoin d’un lieu calme et clos qu’ils peuvent peu à peu apprivoiser et maîtriser dans les limites de leurs capacités. Ils y bénéficient d’une pédagogie adaptée à leur situation, exercée par des maîtres socio-professionnels spécialement formés pour ça. Soulignons-le, ce métier demande une autre formation et, me semble-t-il, une autre forme de sensibilité que celui d’enseignant à l’école ordinaire. Le discours à l’emportepièce de M. Rossier fait l’impasse sur ces exigences. Elles correspondent pourtant à des situations qui ne sont pas exceptionnelles.

On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre. La loi sur la pédagogie spécialisée, en consultation jusqu’au 28 mars prochain, prend tous les gants qu’il faut. Même si elle institue un lourd appareil d’accompagnement et de prise en charge par les établissements scolaires, elle ne supprime pas les institutions spécialisées. Elle préserve la liberté de décision des parents. Mme Lyon annonce en outre son intention d’agir «avec tact». Sa loi n’en manifeste pas moins une dérive majeure de l’école, qui voit sa finalité essentielle contestée: il ne s’agit plus d’abord de transmettre des connaissances et des méthodes de travail, il s’agit de socialiser tout le monde à n’importe quel prix. Dans cette perspective, la qualité de vie du handicapé lui-même importe infiniment moins que l’homogénéisation de la société.


NOTES:

1 24 heures du 16 décembre dernier.

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