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Bienvenue dans le monde sympa!

Jacques Perrin
La Nation n° 1907 28 janvier 2011
Les événements de Tunisie montrent que la liturgie accompagnant l’accession des peuples opprimés au paradis de la démocratie est désormais bien orchestrée. Une routine médiatique du soulèvement s’est installée.

Depuis 1789, l’effervescence révolutionnaire a toujours charmé les intellectuels et les amateurs de naufrages colorés. Après Mai 1968, les révolutions ont pris un tournant festif. On leur a donné des noms poétiques: la «révolution des oeillets» au Portugal en 1974, la «révolution de velours» des Tchécoslovaques en 1989. On a épinglé partout le portrait du Che Guevara, cette fripouille.

Le processus s’accélère depuis la chute du mur de Berlin. Comme il est possible de «vivre la révolution en direct», la béatitude des spectateurs ne connaît plus de bornes. On a affaire à un rite initiatique. Le badaud occidental, conditionné par ses médias, reçoit les peuples-enfants dans la communauté internationale. Ceux-ci deviennent adultes, ils sont comme tout le monde. Après de petites émeutes «bon enfant» (qui font tout de même quelques morts servant de symboles), les révoltés confirment leur baptême: leur humanité leur conférait ipso facto des droits, ils les exercent enfin. Quel soulagement pour les parents!

La «transition démocratique» est photographiée sous tous les angles. Il faut bien des souvenirs! Philippe Dubath, journaliste à 24 heures, adresse ses voeux: «Depuis que la belle Tunisie est traversée par un vent dont on espère qu’il lui amène paix et bonheur social, [elle est cependant] un pays où les sourires sont encore fragiles.»

L’ordre liturgique est immuable. D’abord, l’entrée dans la modernité reçoit un nom1. En Tunisie, c’est la «révolution du jasmin»; en 2003, nous eûmes la «révolution des roses» en Géorgie; en 2004, la «révolution orange» ukrainienne enthousiasma les foules; en 2009, celles-ci se passionnèrent pour la «révolution verte» d’Iran, puis en 2010 pour la «révolution des tulipes» au Kirghizistan2.

Ensuite, on procède à la photo officielle. Elle représente une jolie fille fardée comme un «top model» de magazine, hissée sur les épaules de garçons hilares, formant avec les doigts le V de la victoire. La demoiselle peut brandir une pancarte. Si l’éducation à la vraie démocratie, anglo-saxonne, n’est pas encore achevée, la banderole est rédigée dans une langue bientôt disparue: «Ben Ali, dégage!»; si la compétence démocratique est acquise, on utilise l’anglais: «Free Tunisia» ou «Yes, we can too» sonnent mieux.

Au cas où la jeune fille serait tuée lors des manifestations, comme ce fut le cas pour la belle Iranienne Neda, elle accède au rang d’«icône». Pas de démocratie de marché sans «icône de la liberté»!

Il est convenable d’accrocher à sa veste un petit ruban (modèle SIDA) aux couleurs de la révolution.

Une litanie s’impose ensuite. Il faut répéter sur tous les tons que le soulèvement eût été inimaginable sans les téléphones portables, le Web, les réseaux sociaux, Facebook et Google. La révolution iranienne fut aussi appelée la «révolution Twitter». Julian Assange veille sur les rebelles connectés.

Après que «la parole a été libérée», et que «la rue a parlé», les médias proclament la tenue prochaine d’«élections libres». Les révoltés peuvent enfin «rêver la démocratie».

Rêver? Sans doute… Mais il faut un jour revenir sur terre, la fête est finie. Les «jeunes» craignent de «se faire voler leur révolution». Les journalistes perdent le feu sacré, certains rectifient la version des manifestations «bon enfant». Une infinité de partis se disputent le pouvoir. Les exilés, laïcistes, communistes, islamistes, reviennent au bercail. Des exactions vengeresses contre le «régime aujourd’hui honni» sont découvertes. Les prisons se remplissent à nouveau.

Les peuples n’ont fait que changer de maîtres. Les Américains supplantent les Russes, les Chinois évincent les Français.

M. Obama, à moins que ce ne soit Hu Jintao, serre la main du nouvel homme fort, tandis que M. Sarkozy ne se souvient déjà plus du nom de celui qu’il soutenait et que la «rue» a chassé.


NOTES:

1 Quel nom donner à la guerre civile accablant la Côte d’Ivoire? Ce pays exporte des troncs, débranchés, non équarris, recouverts de leur écorce, appelés «grumes». La «guerre des grumes»?

2 Les malheureux élèves khirgizes sont sortis derniers de tous les tests Pisa 2009. Etaient-ils mûrs pour la démocratie?

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