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Des richesses infinies à dimension humaine

Cosette Benoit
La Nation n° 1927 4 novembre 2011
Je considère comme une de mes nombreuses bénédictions le fait que mon père n’ait pas eu de voiture […]. Le pouvoir redoutable de me précipiter n’importe où à mon gré ne m’avait pas été accordé. Je mesurais les distances d’après les normes humaines, l’homme marchant sur ses deux pieds, non d’après celles d’un moteur à combustion interne. On ne m’avait pas permis de déflorer l’idée même de distance; en retour, je possédais des «richesses infinies» dans ce qui eût paru, aux automobilistes, «un petit espace». La prétention la plus vraie et la plus horrible des transports modernes est celle «d’annihiler l’espace». C’est exact. Ils suppriment l’un des cadeaux les plus glorieux qui nous aient été faits. Il s’agit là d’une inflation abjecte qui diminue la valeur des distances, si bien qu’un garçon d’aujourd’hui parcourt cent kilomètres avec un sentiment de libération, de pèlerinage et d’aventure moins grand que son grand-père lorsqu’il en parcourait dix.

CLIVE STAPLES LEWIS1


C’est ce sentiment de libération, de pèlerinage et d’aventure que nous avons voulu connaître lors des dernières vacances. Nous avons donc entrepris, avec une amie, de parcourir un tronçon des chemins de St-Jacques-de-Compostelle: quelque 500 kilomètres entre Carcassonne et St-Jean-Pied-de-Port, par la voie du Piémont pyrénéen.

Quitter le train-train quotidien pour plusieurs semaines, n’emportant avec soi qu’un sac à dos, des chaussures de marche et un bâton de pèlerin, n’est-ce pas la liberté? Nous avons goûté la joie de vivre à notre convenance et d’aller là où nous voulions au rythme de nos pas, loin des complications, des préoccupations et des contraintes qu’engendrent les nombreux biens matériels, la vie professionnelle et les liens sociaux. Chaque jour, préoccupées uniquement de nous ravitailler et de parcourir les kilomètres qui nous séparaient du prochain lieu d’hébergement, nous pouvions laisser vagabonder nos pensées au gré du paysage. Ce fut un véritable repos pour l’esprit. Nous avions imaginé que nous occuperions les longues heures de marche à réfléchir et à méditer profondément, mais bien souvent tel ne fut pas le cas, car nos corps fatigués par l’effort physique réclamaient la concentration de toutes nos forces pour pouvoir avancer.

Toutefois, ce sentiment de liberté doit être nuancé. Ces semaines de marche nous ont permis de faire l’expérience de notre faiblesse et de notre dépendance. Nous avons pris conscience de notre corps de manière plus tangible, nous avons appris à mieux connaître ses capacités et ses limites, sa fragilité, ses besoins. Les banalités du quotidien devenaient de réelles satisfactions: s’asseoir sur une terrasse après une journée de marche, enlever ses chaussures et boire une boisson fraîche, se rassasier, prendre une douche, avoir une bonne nuit de repos.

Notre pèlerinage fut également l’apprentissage de la dépendance envers autrui, car nous avons souvent eu besoin que les gens du coin nous indiquent le chemin, nous donnent de l’eau, nous expliquent où se trouvait la prochaine épicerie, nous fassent retrouver le sourire en nous disant que nous étions presque arrivées lorsque la journée avait été longue… Le premier soir de notre voyage, nous avons été réduites à demander l’hospitalité; fourbues de fatigue, nous arrivions à 21h dans le village où nous devions loger alors que le gîte de pèlerins fermait à 18h (notre liberté se voyait donc contrariée par les contraintes horaires dès le départ). A plusieurs reprises, notre aventure fut l’occasion d’être agréablement surprises par la bonté et l’accueil de bons Samaritains placés sur notre route.

Nous sommes rentrées conquises par le charme des Pyrénées: ses paysages, ses habitants, ses gourmandises. Ce petit coin de France est un joyau car les gens qui l’habitent en sont fiers, ils revendiquent leur identité et sont attachés à leurs traditions, ils ont le goût du terroir. De ce fait, ils savent faire partager les beautés de leur région aux voyageurs, ils sont chaleureux et accueillants. Alors que nous pensions faire la connaissance de pèlerins passionnants et riches en expériences grâce à leurs nombreux voyages, nous avons constaté que les rencontres qui nous ont le plus marquées, qui nous ont le plus appris et qui nous ont donné le plus de joie sont celles que nous avons faites avec les pyrénéens.

Les mots de C. S. Lewis nous sont revenus en mémoire pendant notre périple car ils décrivent avec justesse notre aventure de pèlerins. C’est un véritable plaisir de découvrir une région au rythme de la marche: on en mesure mieux l’espace, on s’imprègne de son atmosphère, on jouit de ses richesses à dimension humaine. Et ces simples richesses, dont nous ne savons pas toujours jouir dans la vie quotidienne, sont infinies.

 

NOTES:

1 Surpris par la joie, Ed. Raphaël, 2006, pp. 203-204.

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