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Prix du livre: une loi inopportune

Denis Ramelet
La Nation n° 1934 10 février 2012

La Confédération doit-elle réglementer le prix du livre? Telle est l’une des cinq questions au menu des votations fédérales du 11 mars. Après bien des discussions, la Ligue vaudoise est arrivée à la conclusion qu’il ne convient pas que la Confédération réglemente le prix du livre, du moins en l’état actuel des choses.

Il y a en Suisse quelque sept cents librairies, soit une pour onze mille habitants. Les ententes cartellaires romande et alémaniques ont été supprimées en 1992 et 2007. Durant les vingt dernières années, une cinquantaine de librairies romandes (soit environ un quart d’entre elles) ont disparu. Actuellement, les deux chaînes françaises FNAC et Payot1 se partagent les deux tiers du marché romand. Environ 80% des livres de langue française vendus en Suisse romande sont importés de France. Sur ordre de leur maison-mère parisienne, les diffuseurs2 rançonnent éhontément les riches Helvètes en fixant des prix en francs suisses dépassant de très loin le taux de change.

Pendant les années au cours desquelles l’euro oscillait entre 1 franc 50 et 1 franc 60, les prix nominaux en francs suisses avoisinaient le double du prix nominal en euros, ce qui représentait une «surtaxe» de 25 à 35% par rapport au taux de change3. Depuis que l’euro est tombé à 1 franc 20 l’été dernier, la baisse n’a été répercutée que très partiellement par les diffuseurs, si bien que la surtaxe s’élève aujourd’hui à 40-45% au minimum, avec des pointes à 65-70%! Dans ces conditions, il est normal qu’une proportion croissante des achats de livres se fasse via internet. Sur Amazon en particulier, les prix sont franco de port à partir de 20 euros. Un livre à 20 euros revient donc à 24 francs net, au lieu de 35 francs en librairie. La part d’internet dans le marché du livre était évaluée à 10% en France en 2009 et entre 10 et 15% en Suisse romande en 2008. A notre avis, cette part a dû «exploser» ces deux dernières années avec la baisse de l’euro. Les librairies romandes ont vu leur chiffre d’affaire baisser de 12% en 2011, Payot a commencé à licencier. Cette tendance risque de s’accentuer si les prix pratiqués en librairie restent si scandaleusement excessifs.

Venons-en à présent à la loi soumise au vote. Elle trouve son origine dans une initiative parlementaire déposée par feu Jean-Philippe Maitre en 2004, bien avant l’effondrement de l’euro et le développement de la concurrence d’internet. Le propos était alors de lutter contre la disparition des petites librairies, imputée aux grandes surfaces – qu’elles soient spécialisées comme Payot, «multiproduits» comme la FNAC ou généralistes comme Migros, Coop ou Manor – accusées, à juste titre, de casser les prix sur les bestsellers (Harry Potter, le dernier Goncourt…). En effet, le prix du livre étant présentement libre en Suisse, le libraire peut faire les rabais qu’il veut, rabotant d’autant sa marge qui s’élève à 35% du prix indicatif fixé par le diffuseur. Le rabais de 20% ordinairement fait sur les best-sellers par les grandes surfaces signifie que celles-ci renoncent à une bonne moitié de leur marge. Evidemment, seules les grandes surfaces peuvent se le permettre, qui se rattrapent sur le volume des ventes.

L’idée de la loi, inspirée de celle en vigueur en France depuis 1981 (loi Lang), est donc de plafonner à 5% le rabais que les vendeurs de livres, petits ou grands, spécialisés ou non, peuvent faire par rapport au prix fixé par les diffuseurs. Quelques exceptions sont prévues, en particulier en faveur des écoles (plusieurs exemplaires du même livre) et des bibliothèques publiques, mais pas en faveur des étudiants: fini le rabais permanent de 10% (voire de 20% à la rentrée) accordé aux étudiants par Payot et la plupart des petites librairies4. La loi renforce donc le cartel vertical qui permet aux diffuseurs de dicter leurs conditions aux libraires et de tondre leurs clients! Pour faire passer la pilule, la loi prévoit que «Monsieur prix» puisse, en cas d’abus, «proposer au Conseil fédéral de fixer par voie d’ordonnance les différences de prix maximales autorisées par rapport à ceux pratiqués à l’étranger» (art. 4).

Le but premier de cette loi est de défendre les petites librairies contre les grandes surfaces, au premier rang desquelles Payot et la FNAC. Comment est-il donc possible que Payot en soit venu à soutenir la loi? Cela s’explique par la forte montée en puissance de la concurrence d’internet ces dernières années. Comme le résume très bien un article de Domaine Public5: «La loi qui voulait protéger les petits libraires est aujourd’hui soutenue par ceux qu’elle prétendait combattre. Cette curieuse alliance […] s’est nouée pour combattre la nouvelle forme de commerce. Ce n’est plus le combat de David contre Goliath, mais la querelle des anciens contre les modernes.» En plus résumé encore, Payot est d’accord de renoncer à concurrencer les petites librairies sur les prix pour éviter d’être lui-même concurrencé, beaucoup plus durement, par Amazon.

Reste à savoir si la loi s’appliquera effectivement aux achats de livres sur internet. Cela n’est pas certain. Le 24 janvier dernier, M. Schneider-Amman et ses services affirmaient que les achats des particuliers sur internet n’entraient pas dans le champ d’application de la loi. Force est de constater que l’article 2 n’est pas clair à cet égard. Si la loi était adoptée mais qu’elle devait ne pas s’appliquer à la vente par internet, Payot ne pourrait plus concurrencer les petites librairies sur les prix… tout en continuant de subir la concurrence d’Amazon!6

Selon nous, cette incertitude au sujet de la question cruciale de la vente par internet, vu l’imprévisibilité qu’elle entraîne pour tous les acteurs du marché, des éditeurs aux acheteurs en passant par les intermédiaires et les libraires, est à elle seule un motif suffisant pour rejeter la loi.

Il y en a d’autres. Mentionnons sans nous y attarder notre scepticisme quant à l’efficacité de la surveillance des prix ainsi que nos réserves de principe quant à la fixation des prix par l’Etat.

Reste la question de la constitutionnalité, qui nous conduira à notre conclusion. Les opposants à la loi, à commencer par le Conseil fédéral7, affirment que celle-ci serait dépourvue de base constitutionnelle. Si l’infâme article 69 sur la culture8 ne constitue assurément pas une base constitutionnelle pour une réglementation du prix du livre, le cas de l’article 103 sur la politique économique structurelle est plus discutable, qui permet à la Confédération de «promouvoir» une profession menacée dans son existence, au besoin en dérogeant au principe de la liberté économique.

Même si l’on assiste depuis de nombreuses années à un transfert progressif des parts de marché des petites librairies vers les grandes surfaces – tendance de fond observable dans presque toutes les branches du commerce de détail –, la profession de libraire ne nous paraît pas, pour l’heure en tout cas, menacée dans son existence même. Si cette menace devait se concrétiser à l’avenir, éventuellement sous la pression de la vente par internet, nous pourrions alors entrer en matière sur des mesures structurelles. En l’état actuel des choses, nous voterons NON le 11 mars.

 

NOTES:

1 Certains de nos lecteurs ont sans doute oublié, peut-être grâce aux couleurs bien vaudoises de leurs enseignes, que les librairies Payot ont été vendues par Edipresse à l’éditeur français Hachette (groupe Lagardère) il y a vingt ans déjà.

2 Contrairement à ce que l’on dit souvent, le prix de vente indicatif en Suisse n’est apparemment pas fixé par les «distributeurs» bien connus que sont l’Office du Livre de Fribourg (OLF) ou Servidis, mais par d’obscurs «diffuseurs» (Interforum, Volumen, etc.). Cela ne change rien, d’ailleurs, puisque tant les diffuseurs que les distributeurs sont des filiales de quatre ou cinq grands éditeurs français (Hachette, Gallimard, Flammarion…).

3 C’était déjà le cas avant l’introduction de l’euro, quand le franc suisse valait environ quatre francs français: le prix nominal en francs suisses n’était que le tiers du prix nominal en francs français (au lieu du quart).
 

4 Fini aussi le rabais d’environ 10% que la FNAC accorde à ses membres.

5 Albert Tille, «Prix unique du livre: un drôle de bidule», Domaine Public, n° 1906, 3 avril 2011.

6 Payot pourrait tenter de se consoler en s’approvisionnant directement auprès des éditeurs français, comme son directeur en a émis l’intention avant Noël. Si cela est vraiment possible – les diffuseurs sont en principe au bénéfice de contrats d’exclusivité – Payot achèterait ses livres au meilleur prix en économisant la marge des intermédiaires (en particulier des distributeurs) et les revendrait au prix (fort) fixé par les diffuseurs. Joli coup!

7 Feuille fédérale, 2009, pp. 3703-3704.

8 Rappelons que cet article a été «enfilé» au peuple et aux cantons dans le paquet de la nouvelle Constitution fédérale, alors qu’il avait été refusé par deux fois en votation!

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