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Menaces sur l’initiative populaire fédérale

Jean-François Cavin
La Nation n° 1934 10 février 2012

Deux propositions touchant à la validité des initiatives populaires fédérales, issues de motions parlementaires, sont à l’examen devant les Chambres. L’une tend à instaurer un examen matériel préliminaire – non contraignant – de leur validité, opéré par les services juridiques de l’administration, avant le début de la récolte des signatures. L’autre vise à étendre les cas où l’initiative doit être déclarée nulle, par les Chambres cette fois, pour cause d’incompatibilité avec les droits fondamentaux. Les deux propositions, même si elles sont liées formellement dans une seule motion du Conseil national, sont bien distinctes et nous les traiterons séparément.

L’examen préliminaire

Ses adeptes y voient l’avantage d’éviter que les efforts et le coût de la récolte des signatures soient consentis en vain, et cent mille citoyens ou davantage déçus dans leurs attentes, si le texte s’avère invalide. Un examen non contraignant, mais dont les conclusions seraient probablement rendues publiques, n’empêcherait pas la récolte, mais éclairerait les initiants et les signataires sur le risque qu’ils oeuvrent en vain.

Ce système existe en droit vaudois.

Non sans hésitation, nous en avons même soutenu le renforcement, dans le sens d’une décision contraignante de la Cour constitutionnelle (ce qui supposerait une petite modification du droit fédéral). Le motif en est que les initiatives cantonales doivent respecter le «droit supérieur» et que ce droit supérieur, ce n’est pas seulement quelques rares règles majeures, mais la totalité du droit fédéral! Comme il foisonne, il est souvent difficile de savoir dans quel espace de compétence résiduelle le droit cantonal peut se mouvoir.

Il n’en va pas de même, pour l’instant, sur le plan fédéral. Les seuls motifs de nullité d’une initiative populaire – qui est nécessairement de rang constitutionnel, donc peu exposée à se heurter à du «droit supérieur» – sont le défaut d’unité de matière ou de forme, ou la violation des rares «règles impératives du droit international» reconnues par la doctrine et la jurisprudence: interdiction de l’esclavage, de la torture, de la mise à mort arbitraire, du génocide. L’application de ce système, volontairement sobre par respect des droits populaires, n’a guère donné lieu à des difficultés majeures au fil des décennies.

On peut donc fort bien se passer de l’examen préliminaire officiel non contraignant, qui présente plusieurs inconvénients: il alourdit et ralentit la procédure, il engage l’administration dans des controverses politiques, l’autorité opine sans trancher, le Conseil fédéral reste sur la touche mais il hésitera plus tard à désavouer ses services quand l’initiative sera déposée et qu’il devra se prononcer.

L’extension du «droit supérieur»

Mais le Conseil national ne s’en tient pas là. Il propose encore ceci: La liste des raisons matérielles fondant la déclaration de nullité d’une initiative populaire sera élargie; elle comprendra désormais, par exemple, la nécessité de respecter l’essence des droits fondamentaux de la Constitution fédérale ou l’essence des droits inscrits dans la Convention européenne des droits de l’homme. Le Conseil fédéral s’est rallié à cette motion, adoptée en plénum le 20 décembre dernier. Le Conseil des Etats doit se prononcer à son tour; que feront les sénateurs vaudois? C’est une véritable révolution du droit public qui se prépare là en catimini.

Aujourd’hui, il n’y a pas de normes constitutionnelles supérieures à d’autres par leur nature, et pour de bonnes raisons: toutes les dispositions adoptées par la majorité du peuple et des cantons ont la même source «souveraine», aucune n’est de droit divin, si l’on ose dire, les Tables de la Loi étant désormais celles des droits humains; en pratique d’ailleurs, comment distinguer les règles fondamentales plus fondamentales que d’autres? A côté des droits de l’homme, la liberté des cantons? Le bicaméralisme intégral? L’impossibilité de renverser le Conseil fédéral en cours de législature? La souveraineté intangible du peuple et des cantons… ce qui rendrait nulle la révision dont nous parlons ici!? Quant à la primauté du droit international, la doctrine dominante est assez claire: cette primauté existe, car un Etat doit respecter ses engagements contractuels extérieurs, pacta sunt servanda.

Mais une initiative populaire qui s’y heurte n’est pas nulle pour autant; elle sera inapplicable aussi longtemps que la contradiction demeure; mais les autorités fédérales seront tenues de dénoncer la règle internationale contraire à la volonté expresse du peuple et des cantons, ou de formuler, si c’est possible, une réserve à ce sujet.

En bouleversant le système, non seulement on porterait une cruelle atteinte à la souveraineté du constituant helvétique, mais on entrerait dans une zone d’épais brouillard. Car qu’est-ce que «l’essence» des droits fondamentaux? Cette notion a certes été inscrite dans la Constitution fédérale de 1999, mais seulement pour limiter les exceptions de rang législatif; et même dans cette perspective assez compréhensible de hiérarchie des normes, la doctrine reste perplexe sur le sujet. Et l’on peut multiplier les points d’interrogation: le renvoi d’un criminel étranger (c’est cette initiative qui a mis le feu aux poudres) est-il contraire à l’essence du non-refoulement? L’interdiction des minarets est-elle contraire à l’essence de la liberté religieuse? Une interdiction de prêcher le remplacement du Code civil par la charia violerait-elle l’essence de cette même liberté de religion, ou d’expression, ou d’enseignement? La prohibition de certaines pratiques génétiques serait-elle contraire à l’essence de la liberté de la recherche scientifique? Des obligations plus rigoureuses sur la conciliation ou l’arbitrage en cas de conflit du travail porteraient- elles atteinte à l’essence du prétendu droit de grève? On voit que ce serait la porte ouverte à toutes les controverses et à toutes les incertitudes. Il en irait de même pour la désignation des traités internationaux considérés comme plus importants que d’autres. La motion du Conseil national cite «par exemple» la Convention européenne des droits de l’homme. Lors des débats, on a déjà entendu parler des pactes de l’ONU, le pluriel indiquant que l’on songe aussi à celui qui traite des droits sociaux. Où s’arrêter? Les instruments de la démocratie directe ont la vertu de court-circuiter l’oligarchie parlementaire et ses «combinazioni». On porterait atteinte à leur raison d’être (on violerait leur essence) en conférant au parlement le droit de les manipuler et en les assujettissant au conformisme de la pensée dominante dans l’intelligentsia fédérale.

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