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Stéphane Hessel ou la bonne volonté totalitaire

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1934 10 février 2012

Dans la foulée de sa brochure Indignez- vous!, M. Stéphane Hessel a publié successivement Engagez-vous!1 et Le Chemin de l’Espérance.2 Ce dernier ouvrage, écrit en collaboration avec le philosophe Edgar Morin, propose rien de moins qu’«une voie politique de salut public» et «une nouvelle espérance».

La structure générale de leur pensée politique est celle du principe de subsidiarité: le pouvoir est distribué selon une échelle qui va de l’individu au gouvernement mondial en passant par la famille, la commune, la région et la nation ou la confédération de nations. L’idée est que chaque niveau de pouvoir règle les problèmes qu’il maîtrise, les autres passant sous le contrôle du pouvoir supérieur et le pouvoir mondial ne s’occupant que des problèmes concernant la terre entière. A chaque niveau de décision, sauf tout en haut, coexistent donc une part d’autonomie et une part de subordination à l’ensemble supérieur.

La dérive presque inévitable du système, c’est le préjugé que le pouvoir le plus vaste, en d’autres termes le gouvernement mondial, est le plus compétent en toute chose. C’est donc lui qui décide souverainement des limites de l’action des échelons inférieurs. L’autonomie qu’il leur concède à bien plaire est de nature essentiellement exécutive. La subsidiarité dévalorise réellement les Etats, en particulier les petits Etats, même si MM. Hessel et Morin prétendent qu’elle préserve leur souveraineté.

Les auteurs dénoncent en vrac la spéculation capitaliste, la prolifération des armes de destruction massive, la dégradation de la biosphère, les abus de la technique, l’agriculture industrielle, le recours excessif aux énergies fossiles et nucléaire, l’industrie de la guerre, notre mode de vie dilapidateur, l’hyperbureaucratisation des administrations publiques et privées, l’hyperspécialisation, les relations de travail dégradées, la peur des responsabilités, la carence d’empathie, de sympathie et de compassion, l’absence de courtoisie entre voisins et de compréhension dans les familles, la solitude, la croissance de la xénophobie, le stress sous toutes ses formes, la consommation effrénée de drogues, d’anxiolytiques et d’antidépresseurs, l’alcoolisme, etc.

La liste des méfaits de la modernité s’étend sur plusieurs pages et se termine par un appel solennel et urgent (les intellectuels adorent invoquer l’urgence, car cela fait courir dans leurs veines le frisson de l’action directe): La conjonction de l’aggravation de la crise de civilisation, de la crise de société et de la crise économique aggrave les périls. Les lézardes sociales deviennent cassures, l’exclusion s’accroît, nous allons comme des somnambules vers des désastres que l’on pressent mais qui demeurent encore imperceptibles. […] La crise actuelle exacerbe tout ce qui est ruptures, peurs, haines, et nous achemine vers de nouveaux abîmes.

D’où, concluent-il, l’urgence d’une autre pensée et d’une autre politique en tous les domaines. «Autre» peut-être, mais en tout cas de gauche, on le voit en fin de volume où ils en appellent à une régénérescence à partir des quatre sources qui alimentent la gauche: la source libertaire, qui se concentre sur la liberté des individus, la source socialiste, qui se concentre sur l’amélioration de la société, la source communiste, qui se concentre sur la fraternité communautaire. En guise de quatrième source, ils annexent l’écologie, laquelle nous semble plutôt religieuse et conservatrice, voire réactionnaire, que laïque et progressiste, mais nos auteurs se placent à un niveau de généralité qui ignore de telles distinctions.

La source du mal, c’est l’individualisme. Le bien, c’est la solidarité avec autrui, en particulier les faibles, les immigrés, les jeunes. C’est aussi la solidarité de l’humanité avec la terre qui la porte et la nourrit. Il faut donc ressusciter les solidarités et faire reculer l’égoïsme. Il faut renverser l’hégémonie du quantitatif sur le qualitatif, viser l’épanouissement des autonomies tout en les insérant dans des communautés. Il faut se préoccuper non seulement du survivre (c’est-à-dire des obligations sans joies ni bonheur), mais aussi du vivre.

Il faut prévoir une «décompétitivisation » générale ainsi qu’une réforme «débureaucratique» qui dérobotiserait les travailleurs des administrations et des entreprises. Il faut donner initiative et souplesse aux fonctionnaires et employés.

Il faut réduire les espaces publicitaires.

Il faut démanteler l’agriculture industrielle au profit de la production fermière de proximité. Il faut réanimer les villages par l’installation du télétravail, du retour de la boulangerie, du bistrot, de la poste, de l’école primaire, l’entretien des routes vicinales et le maintien des transports collectifs.

Dans la perspective d’une politique économique sociale solidaire cadrée par l’éthique économique, les auteurs prônent l’encouragement aux coopératives et mutuelles de production et de consommation, aux associations et métiers de solidarité, aux banques d’épargne solidaire et de micro-crédit. Il faut supprimer les intermédiaires prédateurs. Enfin, de grands travaux d’infrastructures créeront des emplois, abaisseront drastiquement le chômage et relanceront l’économie.

C’est le Café du commerce équitable! En aucun moment on n’a le sentiment de s’élever à la politique et de dépasser l’énumération fatrasique de ce qui est souhaitable selon la bien-pensance rose et verte.

Le lecteur aura remarqué ce crépitement continu de «il faut», de «on doit», de «on fera». Mais, qui est ce «on» qui «doit»? Où est ce «il» qui «faut»? C’est la question politique essentielle.

Pour les auteurs, il s’agit d’une batterie d’organismes qui prendraient en charge la totalité des problèmes qui se posent aux individus, aux familles, aux entreprises et à la société, y compris les problèmes moraux. Ainsi, des «Maisons de la Fraternité» regrouperaient toutes les institutions publiques ou privées à caractère solidaire existant déjà […] et comporteraient de nouveaux services voués à intervenir d’urgence auprès des victimes de détresses morales ou matérielles, à sauver du naufrage les victimes d’overdose non pas seulement de drogues, mais aussi du mal-être et du chagrin. Un «Service civique de la fraternité» serait chargé sur le plan international de s’occuper des victimes des désastres collectifs. Un «Conseil d’Etat éthique» programmerait un enseignement de la bienveillance confucéenne pour tous ceux qui voudraient embrasser une carrière publique. Un «Office public de la consommation» éduquerait les consommateurs (et introduirait l’enseignement de la consommation dans le cycle secondaire), veillerait à la qualité des produits et au contrôle des publicités (et) susciterait l’union des associations existantes en une «Ligue nationale des consommateurs».

Un «Conseil permanent de lutte contre les inégalités» serait notamment chargé de veiller à l’élévation des revenus les plus bas et à l’abaissement des revenus les plus hauts, ainsi que de conduire une politique intensive de construction de logements. Un «Observatoire des inégalités» ferait annuellement ses recommandations3. Un «Conseil permanent chargé d’inverser le déséquilibre» s’occuperait de la relation capital-travail. Un «Conseil permanent traitant des transformations sociales et humaines», règlerait les problèmes sociaux résultant de la pollution. Dans Engagez-vous!, M. Hessel propose encore la création d’une OME, Organisation mondiale pour l’environnement, à laquelle se plieraient l’OMC et le FMI.

Quel que soit le problème qui se pose, MM. Hessel et Morin apportent une seule et unique réponse: l’Etat, et de préférence l’Etat mondial. «Il faut», c’est lui. «On doit», c’est lui. «On fera», c’est encore lui. Les divers Conseils, Observatoires, Offices, Services, Maisons, c’est toujours lui. C’est lui qui va faire reculer l’égoïsme, éduquer les consommateurs, promouvoir les PME, rapatrier les boulangers, réhumaniser les villes, abaisser les salaires excessifs et relever les salaires de misère, assainir les nappes phréatiques, réduire la compétitivité tout en maintenant la concurrence, juguler la spéculation, supprimer les paradis fiscaux, renverser l’hégémonie du quantitatif sur le qualitatif et tout et tout.

Nos deux auteurs font de jolies bulles avec des mots qui émeuvent. Mais ils évitent toute considération de fond sur la nature ambiguë du pouvoir, sur ses connivences étroites avec le mal et sur les risques monstrueux que sa concentration fait courir aux peuples. Pas la moindre évocation non plus de cet autre étatisme mondialiste et centralisateur que fut le marxisme soviétique. Lui aussi prétendait déjà tout régler et planifier d’en haut pour le bien de tous. Comme celle des pays communistes, la «voie politique de salut public» de MM. Hessel et Morin est pavée de bonnes intentions. On sait d’expérience où elle conduit.

 

NOTES :

1 Engagez-vous!, entretien avec Gilles Vanderspooten, 71 pages plus des annexes, 2011, les Editions de l’Aube.

2 Le Chemin de l’Espérance, en collaboration avec Edgar Morin, 61 pages, 2011, Librairie Arthème Fayard.

3 Appel du 19 octobre 2011 lancé par les auteurs sur Mediapart.

 

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