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Un Vaudois marquant

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1944 29 juin 2012

Au concours de «la personnalité vaudoise la plus marquante des deux cent cinquante dernières années» organisé par 24 heures, M. Regamey est arrivé sixième sur deux cent cinquante. Il s’en est fallu de peu qu’il ne participe à la confrontation finale. Imaginons que ç’ait été le cas et que, le procureur ayant livré un réquisitoire farci d’approximations et de contrevérités, le soussigné ait dû se commettre lui-même d’office.

La défense commencera par avouer qu’elle n’a connu le fondateur de la Ligue vaudoise que dans la seconde partie de sa vie. L’âpreté de son tempérament avait eu le temps de se bonifier. Cela a facilité les relations personnelles. Mais l’intransigeance, tant à son propre égard qu’à l’égard des autres, a subsisté jusqu’au bout. Littéralement à l’article de la mort, il reprochait violemment leur mollesse à certains de ses collaborateurs.

Tempérament bien peu vaudois, donc, et l’accusation en a profité pour mettre en cause la personne même de l’accusé, ainsi que sa compétence en matière vaudoise: «Comment comprendre la nature du peuple vaudois quand on l’est si peu soi-même?»

La question est captieuse en ce que, sans le dire, elle réduit le Vaudois à un seul type, celui que la verve poétique un rien complaisante de Jean Villard Gilles a popularisée, le Vaudois des champs et des caves, subtil, ironique et velléitaire. C’est vrai que M. Regamey n’était pas de ces Vaudois-là. Il détestait traîner en fin de soirée, ne pas finir ses phrases et remettre au lendemain. Il ne fut pas le seul. Henri Monod, Jules Muret et Auguste Pidou, «pères de la patrie» incontestés, étaient de la même race. Ils pensaient eux aussi nettement, s’exprimaient avec vigueur et agissaient sans barguigner. Ces Vaudois des villes n’en furent pas moins eux aussi des Vaudois «de sorte».

Dans la même veine, M. le procureur a dénoncé le caractère élitiste de M. Regamey. Intellectuel, latiniste, avocat, homme de culture et de musique, celui-ci, a-t-il prétendu, était coupé de ce peuple que les démocrates font dépositaire de la vérité.

Il est vrai que M. Regamey était peu porté à cette espèce de populisme culturel que sont les vaudoiseries. Il abordait les problèmes sous l’angle des institutions. Pour lui, les usages et les moeurs, traduits en lois ou non, représentaient ce qu’il y a de plus durable et de plus profond dans notre peuple, son lien interne le plus fort et le plus subtil. C’est cela qu’il défendait contre toute centralisation, contre toute indifférenciation égalitaire.

Il craignait les grands rassemblements où la personne est réduite à la masse et réservait ses bains de foule aux cohues du tramway du Jorat. On n’est pas élitiste pour autant. Mais il cultivait activement ses relations personnelles, manifestant son respect à chacun selon une échelle doublement variable: «Plus la personne est en haut de l’échelle sociale, disait-il, plus le respect est dû à sa fonction; plus elle est en bas, plus le respect est dû à sa personne.» Quand il débattait, il ne regardait jamais d’où venait l’argument, mais seulement ce qu’il valait.

Persistant dans ses attaques personnelles, l’accusateur a encore repris la vieille baliverne de l’influence quasi hypnotique que «ce gourou» aurait exercée sur des étudiants trop jeunes pour résister. Un ancien participant au camp de Valeyres s’est d’ailleurs présenté à la barre pour en témoigner. Ayant suivi pas à pas un raisonnement de M. Regamey, il s’était rendu compte avec horreur qu’il débouchait sur une conclusion contraire à ses convictions. Notre éminent adversaire a violemment dénoncé ce type d’influence médiumnique qui prouvait définitivement, selon lui, que M. Regamey n’avait rien apporté au débat intellectuel qui fût marquant au sens positif où l’entendait 24 heures en lançant son concours électoral.

A l’inverse d’un gourou ou d’un médium, M. Regamey était toujours mal à l’aise face à un interlocuteur admiratif et prêt à tout gober. Il voulait certes convaincre, mais pour autant que la conviction reposât sur un jugement et une adhésion libres. Il attendait des objections, ou des questions, pas une fuite poltronne dans la subjectivité. L’influence de «ce Socrate maigre et recourbé» dans l’art de la discussion politique ou philosophique s’est exercée tant à travers les Entretiens du Mercredi que lors des promenades du camp de Valeyres. Les deux institutions existent aujourd’hui et constituent une marque bien vivante de cette influence. Quant au pauvre témoin, il n’a témoigné que du primat de sa sensibilité sur son intelligence.

«M. Regamey a joué les historiens, a encore affirmé l’accusateur. Mais ses prétendues recherches historiques n’étaient qu’une fabrication destinée à faire passer un message politique, une instrumentalisation de l’histoire au profit d’une idéologie préconçue.»

Ce sont ici les historiens du Pays de Vaud qui lui donnent la réplique. A l’époque, l’histoire officielle faisait remonter la création du Canton de Vaud à son invasion par les Bernois (envahir un pays qui n’existe pas!). M. Regamey et le pasteur historien Richard Paquier remontèrent, eux, jusqu’à Pierre II de Savoie, et leurs démonstrations furent si convaincantes que leur vision s’imposa. Elle est aujourd’hui, pour l’essentiel, reçue par les historiens.

C’est aussi une façon de marquer son pays que de lui ajouter trois siècles d’histoire.

N’hésitant pas à recourir à la psychiatrie, l’accusateur a dénoncé, dans la vision du Canton de Vaud de M. Regamey, le rêve d’un autiste tourmenté désireux de tisser autour de lui le cocon protecteur d’une communauté idéale et projetant ses fantasmes communautaires sur une cohorte de féaux fascinés.

En réalité, les fondateurs de la Renaissance vaudoise prenaient simplement la suite de Ramuz et des Cahiers vaudois. Là où ceux-ci avaient reconnu une source culturelle originale, ceux-là distinguèrent également un Etat ancien, malmené par la malice des temps mais bien réel, auquel ils décidèrent de vouer tous leurs soins. A cet effet, ils fondèrent leurs Cahiers, en 1926, puis La Nation, en 1931 et les camps de Valeyres, en 1945.

Passons sur pas mal d’actions publiques, référendums ou initiatives, cantonales ou fédérales, réussies ou non. Contentons-nous de rappeler l’initiative cantonale de la Ligue vaudoise pour la présidence du Conseil d’Etat, refusée par le peuple en 1954 mais introduite par l’assemblée constituante en 2003, ainsi que l’initiative fédérale pour le retour à la démocratie directe. L’article 89 bis conçu à cet effet par Marcel Regamey fut jugé à ce point utile qu’il fut repris lors de la révision totale de 1999. C’est aujourd’hui l’article 165 de la Constitution fédérale. Il est difficile de contester que ce Vaudois a puissamment marqué les institutions vaudoises et suisses.

M. le Procureur a encore dénoncé, dans le nationalisme de la Ligue vaudoise, un esprit de fermeture qui n’a pas sa place dans un canton réputé pour son esprit d’accueil. Là encore, à son avis, si M. Regamey a été marquant, ce fut surtout une marque négative dont on se serait bien passé. Lors d’une de ses fameuses conférences de presse destinées à mettre le jury en condition, il a réaffirmé sa conviction intime que M. Regamey n’avait rien à faire dans ce concours.

Fermeture nationaliste? On ne peut mieux répondre qu’en citant un article paru dans La Nation (à cette époque, mensuelle) d’avril 1936, intitulé Faut-il expulser les Confédérés?, qui répondait à des imputations du même type, en provenance de Suisse allemande. M. Regamey écrivait: Personne moins que nous n’oserait prétendre que le Pays de Vaud peut se passer d’apports étrangers. Si nous connaissions mieux ce qui se passe chez autrui, nous aurions moins tendance à nous satisfaire sottement de nous-mêmes. En incorporant à notre population les éléments actifs provenant d’autres cantons, nous nous enrichissons, à condition que ces apports nouveaux entrent dans notre unité vaudoise.

Ouverture et maîtrise, accueil et assimilation. La position était parfaitement nette. Elle valait tout autant pour les étrangers. On pourrait citer maint article amical consacré aux Italiens, en particulier aux saisonniers, à l’époque des initiatives contre la «surpopulation étrangère» que La Nation a toujours combattues.

In cauda venenum, l’accusateur public a enfin dénoncé l’attitude de la Ligue vaudoise durant la guerre, et a sorti de sa serviette quelques articles consacrés au statut de la population juive sur notre territoire. Le Rapport Bergier a montré le mal qu’on peut faire en sortant des actes ou des écrits de leur contexte et en jugeant des faits vieux de soixante ans et plus à l’aune des connaissances et de la sensibilité d’aujourd’hui. Ce procédé polémique de distorsion des faits a apparemment séduit M. le Procureur. Mais si l’on se replace à l’époque, ces malheureux articles, qui ne s’éloignaient guère de l’opinion générale, n’avaient pas déclenché le moindre scandale.

Rappelons encore les mésaventures judiciaires de M. Roger Gauthey, journaliste de la Voix ouvrière, qui avait accusé M. Regamey d’être le Gauleiter des Vaudois. M. Regamey était arrivé au Tribunal avec la collection complète des Nation et avait défié son adversaire d’en tirer une seule ligne favorable aux puissances de l’Axe. Gauthey ne le put et se vit condamné à une forte amende.

Sur le fond, citons deux paragraphes d’un article d’avril 1965 intitulé «Responsabilité des Juifs». M. Regamey y commentait le scandale qu’une homélie du pape Paul VI avait déclenché dans les communautés israélites d’Italie: Théologiquement, les juifs de l’époque (du Christ, Réd.) n’étaient ni plus ni moins responsables que l’humanité entière dans son ensemble dont, avec l’Autorité romaine en la personne de Ponce Pilate et des soldats, ils étaient les représentants. Ils furent les instigateurs et les Romains les exécutants, mais l’humanité entière tuait son Sauveur. Si on se place au strict point de vue juridique, seuls les personnages qui ont trempé dans le drame du Calvaire en sont responsables, mais cette responsabilité n’a aucun intérêt; personne n’a l’intention de leur faire un procès posthume.

La responsabilité historique du peuple juif, c’est-à-dire les conséquences collectives de cet acte, «Que son sang retombe sur nous et nos enfants» (Matt. 27:25), est inscrite dans toute l’histoire de ce peuple sans que les horribles persécutions dont il a été l’objet s’en trouvent justifiées pour autant. Bien au contraire, le fait de ne pas supporter les juifs est une offense au plan divin et il a fallu que l’Allemagne nazie ait rejeté la foi chrétienne pour s’adonner sadiquement à l’extermination des juifs.

Ce qui a été écrit a été écrit. Mais il est juste aussi qu’une pensée soit jugée selon son évolution. C’est à la lumière de son aboutissement d’ensemble qu’il convient de juger rétroactivement du poids réel de ses diverses prémices.

L’antisémitisme n’est pas un corollaire du nationalisme. On peut considérer que la nation est la réalité temporelle la plus élevée, plaider ardemment la cause de son pays, défendre sa culture et ses coutumes, son indépendance et sa souveraineté sans avoir besoin d’un bouc émissaire juif – ou autre – voué à prendre nos péchés sur lui et à payer pour tout ce qui va mal chez nous.

M. le Procureur n’a rien dit, n’ayant rien à en dire de mal, des activités professionnelles, religieuses et musicales de M. Regamey. La défense n’est pas tenue de respecter ce mutisme. Sans entrer dans les nombreuses responsabilités de tout genre dont il s’est chargé et qu’on peut retrouver dans Le chemin de Marcel Regamey1, mentionnons que l’avocat fut jugé digne par ses pairs d’être bâtonnier de leur Ordre et que le pianiste mélomane fut président de la Commission musicale de l’Orchestre de Chambre de Lausanne. Mentionnons aussi que, comme chrétien, il a joué un rôle central dans la fusion des Eglises protestantes libre et nationale et dans l’élaboration du statut des catholiques vaudois. Critique inflexible du régime, il n’en fut pas moins le représentant de l’Etat au Synode de l’Eglise évangélique réformée du Canton de Vaud.

A son enterrement, une bonne partie du pays légal, tous partis et convictions confondus, défila devant les rares membres de sa famille auxquels s’ajoutaient la communauté de ses compagnons de lutte. Tous manifestaient par leur présence qu’ils avaient été marqués d’une façon qu’ils jugeaient finalement bénéfique. Cela devrait tout de même faire réfléchir même le président de la LICRA.

Dans le dernier volume de l’Encyclopédie vaudoise, qui fut conçue au cours d’un camp d’été de Valeyres, Pierre- André Bovard a rédigé à la pointe sèche le portrait de quelques personnalités politiques vaudoises majeures. En guise de conclusion, il évoque M. Regamey: L’album se referme sur lui, car il est unique. Il n’a été ni conseiller, ni syndic, ni député, ni ministre, ni président de quoi que ce soit d’officiel. Rien. Pourtant, après Druey et Ruchonnet, il est le Vaudois qui, à lui seul, a exercé en politique la plus grande influence sur son temps. Et ce temps sera long. […]

En d’autres termes, M. Regamey fut bien le Vaudois le plus marquant de son époque.

La dernière phrase de M.Bovard est lourde de sens. Une bonne partie de cette renaissance vaudoise que M. Regamey a voulue, ou pressentie, ne s’est pas réalisée de son vivant. Il revient à ses successeurs, et à leurs successeurs, de continuer l’effort, dans la perspective inchangée du bien commun vaudois. En cela, la marque de M. Regamey est, si qua fata sinant, encore à venir.

Notes:

1 Cahiers de la Renaissance vaudoise CXVI, Lausanne 1989

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