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Le présent permanent de Pascal Auberson

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1955 30 novembre 2012

Nous vivons un temps d’aubersommania extensive. Après le grand spectacle d’avril à l’Auditorium Stravinsky, la radio invite Pascal Auberson à sa Session Paradiso du jeudi 22 novembre, la télévision passe le lendemain le film Sois sans temps, avec des images d’archives, des interviews, des images de scène et de coulisses. Le jour d’après, c’est la Fnac qui l’accueille en fin d’après-midi à son Forum. Et l’on rentre à temps pour voir le film du samedi soir: Pascal chante Auberson, les meilleurs moments de son spectacle de Montreux. L’aubersommania, nos lecteurs peuvent le constater, est éminemment contagieuse.

Sa musique – parlons de l’essentiel – assaille le spectateur de toutes parts, le prend à partie, le tire en avant, le secoue et le berce. C’est un torrent impétueux composé de dentelles délicatement ouvrées. Ce sont des textes complexes et subtils, rythmés par des interjections, des rires, des jeux de mots, des commentaires en voix off, si l’on ose dire. Ce sont des interprétations constamment renouvelées au gré des situations, du public, des idées qui lui traversent l’esprit et débouchent sur des improvisations, parfois sur des moments de pure recherche.

Un spectacle d’Auberson, ce n’est pas une suite de chants entrecoupés d’applaudissements, c’est une rencontre d’un seul tenant, où les chansons, conduites au pas de charge, s’appellent et s’enchaînent les unes aux autres. Auberson se lève avec la dernière note, mime une révérence, et continue sans attendre la fin des applaudissements.

Tout à la fin, si la salle n’est pas trop grande ni la scène trop haute, il vient tout près du premier rang, mains sur les hanches, buste légèrement penché en avant, et contemple l’assemblée, souriant largement, yeux mi-clos, brièvement apaisé et, apparemment, fort satisfait de notre compagnie.

Auberson est l’homme des contrastes, artisan minutieux, explorateur fantasque. Il s’engage corps et âme dans son spectacle mais, en même temps, prend ses distances, refusant d’être dupe, même si c’est de lui-même. Il commente une improvisation inaboutie: «Les improvisations, ça peut être du bidon» (chantonne un moment sur cette phrase, qui lui plaît), ou une gamme particulièrement étincelante: «Vous avez vu: sans regarder!» Critiquant la société d’une façon un rien grandiloquente – «aujourd’hui, tout est à vendre…» –, il rectifie le tir en ajoutant dans un souffle: «mon DVD aussi1

Homme de tous les contrastes et de toutes les ruptures rythmiques, c’est aussi l’homme de la synthèse qui donne corps et unité au tout. Il ne connaît pas la fausse note, ou disons que ce qui pourrait être une fausse note est immédiatement rattrapé et réintégré dans le mouvement impétueux de la création.

Ses collaborateurs ne sont pas des faire-valoir. Il interpelle les excellentes Barbouze de chez Fior (deux violonistes, une altiste et une contrebassiste) qui l’ont accompagné à Montreux et au studio de la radio. Il dédie une chanson à l’une d’elles, échange des sourires avec les autres, les met en valeur, comme il met en valeur ses fils et son frère, tous musiciens, le batteur, le guitariste, la technique et même les spectateurs.

… et même son piano, qu’il désigne parfois de la main en s’inclinant devant le public, comme un chef d’orchestre dévie les applaudissements sur les musiciens.

C’est à la mode de dire de quelqu’un qu’il a «un ego surdimensionné». On le dit d’Auberson. Nous dirions plutôt qu’il met un ego considérable au service de la musique et de la beauté, au service aussi des questions qu’il ne cesse de se poser et de poser au spectateur, et auxquelles chaque nouvelle chanson, chaque récital apporte un bout de réponse. L’ego gagne en efficacité ce qu’il perd en vanité.

Auberson est un virtuose de la percussion, de la voix et du piano. Du tuba, aussi, et on dit qu’aucun instrument ne lui échappe. Il prolonge sa musique par des mimiques, des gestes, par la danse. Sa maîtrise a ceci de particulier qu’elle s’exerce d’en dessus et consiste surtout à canaliser une fougue et une technique qui semblent a priori sans limites. Voyez ce piano traité comme un cheval sauvage et cette guitare dont il fait un petit orchestre, écoutez la voix grave qui monte indéfiniment, pour finir, parfois, en un crissement venu du fond du palais, au seuil de l’ultrason.

Auberson aurait pu se couler dans le moule du «rebelle». Il aurait été un rebelle de grande envergure, un rebelle XXL reconnu par le Tout-Paris, invité partout, expérimenté, riche et prospère, donnant avec autorité son avis sur les «grands problèmes». Il aurait chanté des poèmes de rebelle, il aurait pris des poses pour de grandes affiches rebelles. Il aurait peut-être même lancé une ligne de caleçons «Rebelle», complétée d’un parfum «aux fragrances sauvagement rebelles». Mais un tel tempérament est rétif à toute mainmise, sans même parler de formatage. De plus, la rébellion est une forme essentiellement négative de liberté. Certaines situations la rendent nécessaire, mais un créateur ne saurait se définir principalement par une négation.

Car, comme Louis Armstrong, Pascal Auberson aime ce Wonderful World, il aime les personnes («Sans l’autre, tu n’es rien»), la relation amoureuse («La chanson que j’invente est née au fond de toi»2), sa famille, la peinture (Le Baiser de Gustav Klimt), la nourriture (le vin rouge, le gras du jambon!), les chansons douces («j’ai parfois besoin de sirop, enfin pas trop…») et, par-dessus tout, réconciliant tout, la musique, toutes les musiques. Il aime Gilles (Gilles est un ange), et sa version apocalyptique de Dollar est plus qu’un hommage, c’est une vie nouvelle donnée à une chanson que la mondialisation a rendue plus vraie encore qu’elle ne l’était en 1932.

Son «monde merveilleux», c’est Merci, prodigieux bric-à-brac traversé d’énergie contemplative, submergé de reconnaissance et de bonheur de vivre. Louis Armstrong s’y trouve en très bonne place, entre Ramuz et Fellini.

Auberson porte en lui tout ce qu’il a vécu. C’est trop peu dire, il se le réincorpore constamment: «Mon passé me constitue.» Son passé coexiste même tellement avec son présent que parfois, l’espace d’un instant, son visage buriné redevient celui du jeune faune malicieux des années 60.

C’est peut-être cette concentration de la durée dans le présent qui donne à la personne d’Auberson sa densité, cette force d’attraction que perçoit le moins sensible des spectateurs.

Sa compagne, la danseuse et chorégraphe Diane Decker, dit qu’il «n’a pas eu besoin de se débarrasser de son père». C’est original à notre époque psy, d’autant que le formidable Jean-Marie Auberson, autre monstre musical, pouvait à bon droit être ressenti comme écrasant. Mais écrasant ou non, c’est lui qui a conduit ses enfants à la musique: «J’ai l’impression que je suis né dans un jardin musical», dit Auberson avec gratitude. Et de toute façon, le poète fait matériau de tout, du bonheur et des chagrins, de l’amour et des conflits, du succès et des ratages. A tout prendre, Auberson aurait plutôt un besoin impérieux de ne pas se débarrasser de son père.

Dans la perspective du créateur, il n’y a pas de place pour le ressentiment, encore moins pour le ressentiment entretenu. Ce sont les parties non assumées de notre passé qui cherchent des excuses et désignent des coupables.

La relation entre le créateur et son pays est toujours un peu délicate. Le poète craint à juste titre de se faire récupérer par le pouvoir, les partis, les idéologies. Auberson affirme qu’il n’est pas nationaliste, car «il faut s’ouvrir». Bon. Nos lecteurs savent ce que nous pensons de l’idéologie nationaliste et de l’idéologie de l’ouverture. L’important, c’est la suite: «Mais pour s’ouvrir, il faut des racines. C’est comme un arbre. Sinon, au moindre orage, tu tombes.» Il y a les racines, les feuilles et les fruits, et il y a le poète, qui s’envole, fait le tour du monde, ou du parc, question de tempérament, puis revient, par exemple pour trouver dans ses racines la force de rompre avec le show-biz, celle aussi de surmonter les conséquences de cette rupture et de repartir sur un mode plus authentique.

Il est certain qu’Auberson aime son pays: «La lumière est si belle dans ce pays si beau.»3 Quel pays? Le Pays de Vaud, la Suisse, la région lémanique? Cela dépend probablement des jours.

En tout cas, évitons l’équivoque: le pays chanté, ce n’est pas le but du chanteur, c’en est la matière. Le but, c’est la chanson.

Mais en même temps, grâce à la chanson, la lumière nous paraît vraiment plus belle, et le pays vraiment plus beau. Le poète renouvelle notre regard même sur ce que nous connaissons le mieux. Si on veut le récupérer, il faut d’abord se laisser récupérer par lui.

Notes:

1 Il s’agit d’un coffret comprenant le DVD de l’intégrale du concert du 21 avril ainsi qu’un CD de dix-sept titres et des bonus (Fr. 32.–). On peut le commander par internet: www.pascalauberson.ch/montreux-le-live-cd-dvd/

2 L’âme au bout des doigts.

3 Ulysse au pays des merveilles 

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