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Le libéralisme est-il de droite?

Denis Ramelet
La Nation n° 1981 29 novembre 2013

Dans notre récent article Les blogs contre la médiacratie1, nous avons classé Le Temps parmi les médias de gauche, à l’instar de 24 heures et de la RTS. Un de nos amis s’est étonné:

Comment M. Ramelet lit-il les chroniques hebdomadaires de Marie-Hélène Miauton? Et celles, occasionnelles, de Suzette Sandoz? Comment lisait-il, jusqu’à il y a deux ans, les chroniques de Beat Kappeler, illustre renégat et impitoyable pour la gauche comme peuvent l’être les fraîchement convertis? Et les articles de M. Garessus fustigeant les conceptions économiques de la gauche à peu près deux fois par semaine?

Un autre de nos amis estime que, tel Janus, Le Temps a deux visages: l’un – politique – plutôt de gauche, l’autre – économique – plutôt de droite.

Les réactions de nos deux amis ne se contredisent pas. MM. Kappeler et Garessus critiquent surtout les positions économiques de la gauche. Quant à Mmes Sandoz et Miauton, si Le Temps publie d’elles des prises de positions politiques, c’est en tant que «simples» chroniqueuses: la tendance dominante des journalistes politiques de la maison – ceux qui façonnent jour après jour l’esprit de leurs lecteurs – reste assez clairement de gauche.

Il est intéressant de remarquer que ces quatre personnes, qui font dire à certains que Le Temps est, au moins en partie, un journal de droite, se réclament du libéralisme: libéralisme économique dans le cas de MM. Kappeler et Garessus, libéralisme politique – mêlé d’une dose non négligeable de conservatisme – dans le cas de Mmes Sandoz et Miauton.

La question est: le libéralisme est-il vraiment de droite? La réponse ne sera pas la même selon que l’on parle du libéralisme économique ou du libéralisme politique.

Avant d’aller plus loin, rappelons que «droite» et «gauche» sont des termes conventionnels et relatifs l’un à l’autre, tant dans leur sens spatial premier que de leur sens idéologique dérivé: une idée est dite de droite parce qu’elle s’oppose à une idée dite de gauche, et inversement.

C’est à bon droit que le libéralisme économique est classé à droite: l’économie fondée sur la libre concurrence, prônée par le libéralisme économique, s’oppose radicalement à l’économie administrée par l’Etat, prônée par le socialisme, lequel incarne la gauche depuis le milieu du XIXe siècle.

En revanche, c’est à tort que le libéralisme politique est considéré comme de droite. Le libéralisme politique est considéré comme de droite par assimilation avec le libéralisme économique, alors que le libéralisme est beaucoup moins éloigné de la gauche sur le plan politique que sur le plan économique.

Rappelons simplement que les révolutions de 1830 – en France, en Belgique et en Suisse – furent conduites par les libéraux, lesquels n'incarnaient alors, face aux conservateurs, rien d’autre que la gauche. Si les libéraux qui siégeaient dans les parlements se trouvèrent déportés, au fur et à mesure qu’avançait le XIXe siècle, d’abord au centre puis à droite, ce n’est pas parce qu’ils devenaient eux-mêmes plus conservateurs, mais seulement parce qu’ils furent progressivement dépassés par plus à gauche qu’eux: d’abord par les radicaux, puis par les socialistes et enfin par les communistes2.

Si l’on considère les blocs idéologiques plus ou moins cohérents, en faisant abstraction des tensions internes ainsi que du nombre de sièges occupés par chacun d’eux dans les différents parlements, le libéralisme politique se situe au centre, flanqué du socialisme sur sa gauche et du conservatisme sur sa droite3.

Si l’on examine les choses plus en profondeur, au niveau philosophique, on s’aperçoit que le libéralisme politique est génétiquement de gauche. En effet, le libéralisme partage avec le socialisme une même conception de l’homme, issue des Lumières, dans laquelle l’idée d’égalité tient une importance fondamentale4. Sur le plan politique, il y a, entre le libéralisme et le socialisme, moins une différence de nature qu’une simple différence de degré: alors que le libéralisme cherche à garantir l’égalité seulement au départ – l’égalité des chances –, le socialisme cherche à réaliser l’égalité à l’arrivée – l’égalité des conditions de vie. Le libéralisme politique n’est donc rien d’autre qu’un socialisme modéré.

La campagne au sujet de l’initiative pour les familles vient de nous offrir une belle démonstration du penchant gauchiste du libéralisme politique: le PLR et le PDC, partis libéraux prétendument de droite, ont fait sans vergogne cause commune avec la gauche contre le texte de l’UDC.

* * *

Le Temps est un journal d’inspiration libérale. Politiquement, il est donc bel et bien de gauche.

 

Notes:

1 La Nation n° 1978 du 18 octobre 2013.

2 Ce paragraphe résume notre article «La droite introuvable» paru dans: Contrepoisons 5, Cahiers de la Renaissance vaudoise, 1998, pp. 59-69.

3 Les récentes élections au Grand Conseil genevois offrent une assez bonne illustration de cette tripartition: à droite, un bloc conservateur composé de l’UDC et du MCG; à gauche, un bloc socialiste composé du PS, des Verts et de l’extrême-gauche; entre les deux, un bloc libéral composé du PLR et du PDC.

4 Cela a été démontré par Louis Dumont dans Homo aequalis I: genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Gallimard, 1977.

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