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Occident express 76

David Laufer
La Nation n° 2169 26 février 2021

En 1992, j'avais lu dans La colline des Anges cette phrase de Jean-Claude Guillebaud: «Ne prenons-nous pas pour couleur locale ce qui n'est que l'énergie du désespoir?» C'était les années où fleurissait la culture «guide-du-routard» qui a fait croire à quantité de jeunes européens oisifs, dont j'étais, qu'aller observer des pauvres dans des pays pauvres était du dernier chic. Ces mots de Guillebaud m'en avaient fait passer l'envie, du moins je voulais le croire. En me promenant dans un petit village au nord de Belgrade, j'ai découvert que je n'étais peut-être pas complètement immunisé contre cet exotisme bon marché. Ce petit village a grandi soudainement et sauvagement sous les communistes. Le régime ne permettait évidemment pas la propriété privée, on recevait son logement de l'Etat selon des schémas qui n'étaient pas sans rappeler la hiérarchie militaire. On tolérait cependant les résidences secondaires, soupape de sécurité indispensable pour un peuple habitué à l'agriculture vivrière. Comme des millions de ses concitoyens urbanisés, mon beau-père a donc acheté ce petit morceau de campagne pour assouvir son héréditaire nécessité de binette. Ajoutez à cela l'effondrement de la Yougoslavie et de tous ses règlements, et vous obtenez un bric-à-brac de maisons à moitié construites qui constellent le territoire, à mi-chemin entre le bidonville et la hutte de chasseur. En traversant un champ couvert d'un magnifique tapis blanc qui crissait sous mes bottes, un effluve familier m'est parvenu tandis que le jour tombait. C'était l'odeur du charbon de chauffage. Lorsque je suis arrivé en Serbie, il y a exactement vingt ans, j'ignorais l'origine de cette odeur qui rôdait encore en hiver dans le centre de Belgrade. Le smog transformait n'importe quelle rue en un cliché de Robert Franck. Ce charbon et ces visions nocturnes m'avaient aspiré dans un romantisme dickensien, compréhensible et néanmoins myope. Se chauffer au charbon était un progrès en 1835, de nos jours c'est pénible, salissant et nauséabond. En traversant ce champ immaculé, j'ai aperçu le rang de maisons d'où provenait cette fumée jaunâtre, s'élevant lourdement vers le ciel gris comme un sacrifice dédaigné par les dieux. Sans y être jamais entré, j'en devinais l'intérieur, semblable à tous les intérieurs de toutes les vikenditsas que j'ai visitées en vingt ans: un plafond bas, des ampoules nues, tout un mobilier de récupération, une vieille télévision perpétuellement allumée, une odeur de moisi et d'oignons – et de charbon. Dans son cercueil, Dickens restait bien tranquille et mon enthousiasme olfactif s'était évanoui. Et puis en quelques pas, mes bottes s'enfonçant dans la neige fraîche, je suis arrivé au bout de ce champ. Alors le Danube m'est apparu. En bas de la colline, il faisait coulisser son kilomètre de largeur. Les chênes, les hêtres et les bouleaux couverts de neige se reflétaient dans ses eaux beiges et bleuâtres comme dans un tableau de Sisley. Une double péniche peinait à contre-courant. Son teuf-teuf me parvenait comme encadré par le chant des mésanges et la sonnerie boisée des pics épeiches.

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