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Le Haut-Karabakh II: l’époque soviétique

Alexandre Pahud
La Nation n° 2281 13 juin 2025

Après avoir annexé successivement l’Azerbaïdjan, l’Arménie et la Géorgie en 1920, les bolcheviques opèrent une importante réorganisation institutionnelle et territoriale au sud du Caucase. Loin d’accorder à chaque Etat le statut de république à part entière au sein de l’URSS, ils préfèrent regrouper leurs conquêtes dans une entité unique, la République socialiste soviétique de Transcaucasie, et cela malgré la mésentente entre les intéressés, spécialement entre Arméniens et Azéris. Afin de ménager leurs bonnes relations avec la Turquie kémaliste, les Soviétiques règlent la question des provinces contestées dans un sens favorable à l’Azerbaïdjan. Contre toute logique ethno-linguistique, le Nakhitchevan devient une exclave azérie à la frontière iranienne, séparée du territoire principal par le Zanguezour arménien, tandis que le Karabakh, sans continuité territoriale avec l’Arménie, est attribué à l’Azerbaïdjan en tant que région autonome. Prise en 1921 par le Bureau caucasien du Parti communiste supervisé par Staline, cette décision très contestable fonde encore aujourd’hui juridiquement les prétentions de l’Etat azéri sur le Haut-Karabakh1.

La décennie des années 1930, qui coïncide avec les grandes purges staliniennes, amorce une période particulièrement difficile pour les pays du Caucase méridional. Si la Fédération de Transcaucasie disparaît en 1936 au profit de trois républiques distinctes (Arménie, Géorgie et Azerbaïdjan), la collectivisation forcée des terres, c’est-à-dire la spoliation pure et simple des paysans, menée au pas de charge par les soviets locaux, entraîne de violentes révoltes dans plusieurs régions, notamment au Karabakh et au Zanguezour, régions montagneuses propices à la guérilla. La répression bolchevique est effroyable, aboutissant parfois à l’extermination complète de la population de certains villages.

Si la brutalité de Staline, tout auréolé de sa victoire sur l’Allemagne nazie en 1945, réussit à étouffer pour un temps les revendications territoriales à l’intérieur de l’Union soviétique, celles-ci refont surface sous son successeur, Nikita Khrouchtchev. A partir des années 1960, des pétitions demandent au Kremlin le rattachement du Karabakh à la République socialiste d’Arménie. Il faut dire que la situation de l’enclave s’est fort détériorée en raison de la politique que mènent les autorités azéries délibérément. Par exemple, les infrastructures comme les routes, privées d’entretien, sont laissées à l’abandon, de même que le patrimoine architectural; les entreprises locales dépendent toujours de directions extérieures au Karabakh; la scolarisation des enfants arméniens dans leur langue, fortement découragée, devient de plus en plus difficile. En réalité, le pouvoir de Bakou fait tout son possible pour inciter les autochtones à l’exode. Alors que le Karabakh comptait près de 95% d’Arméniens en 1921, ces derniers ne forment plus que 80% de la population en 1970. Le risque est grand que l’enclave subisse le sort du Nakhitchevan, progressivement vidé de sa population indigène.

Quoique le rattachement du Karabakh constitue une revendication essentielle aux yeux des Arméniens, la question s’inscrit dans un mouvement plus vaste de réveil identitaire et de réappropriation de la mémoire collective, qui se manifeste de façon spectaculaire lors des commémorations du 50e anniversaire du génocide, en 1965. Après des décennies de silence imposé par le régime communiste, les dirigeants de la République, sentant que l’omerta n’était plus possible, prennent les devants en organisant une célébration officielle. Celle-ci est rapidement débordée par une grande manifestation «non autorisée», qui réclame justice pour les spoliations du passé, ainsi que la révision des frontières de l’URSS. A défaut d’éradiquer le mouvement, les autorités cherchent à en limiter la portée et la visibilité. Néanmoins, en 1967, elles inaugurent un mémorial dédié aux victimes du génocide sur une colline à la périphérie d’Erevan.

Par la suite, le durcissement du régime communiste sous la présidence de Léonid Brejnev, notamment en matière de liberté d’expression, annihile tout espoir de modifier quelque peu le statut du Haut-Karabakh. Ce n’est qu’avec l’avènement de Mikhaïl Gorbatchev et de la perestroïka que le problème de l’enclave refait surface, et cela dans un contexte particulièrement explosif. Dès l’année 1988, un enchaînement rapide d’événements crée une situation de plus en plus incontrôlable. Le 20 février, le Soviet du Haut-Karabakh, entrant en dissidence, vote le rattachement de la région à la RSS d’Arménie. Ce coup de force est désapprouvé tant par Bakou que par Moscou. En représailles, les dirigeants de la RSS d’Azerbaïdjan organisent un pogrom contre la minorité arménienne de Soumgaït, une ville industrielle au nord de Bakou. Cet épisode sanglant, qui rappelle les pires moments de la Première Guerre mondiale, connaît un immense retentissement en Arménie. Il déclenche un processus de migrations croisées qui pousse les Arméniens d’Azerbaïdjan et les Azéris d’Arménie à regagner leur république respective. Face à ce début de guerre civile, le pouvoir central moscovite, qui mesure mal la gravité des choses, préfère laisser pourrir la situation.

Alors qu’ils espéraient régler la question du Karabakh dans le cadre institutionnel de l’Union soviétique, bon nombre d’Arméniens, confrontés à la mauvaise volonté de Moscou et à sa passivité face aux violences azéries, finissent par remettre en cause la légitimité même du régime communiste. Les mouvements de protestation sont encadrés par un groupe d’intellectuels, le Comité Karabakh, qui se propose de conduire à l’indépendance une Arménie réunifiée. En réponse à l’état d’urgence décrété dans la République, on organise une grève générale durant plusieurs mois. De son côté, la RSS d’Azerbaïdjan ferme ses frontières, soumettant sa voisine à un blocus économique sévère. Or, malgré l’envoi de troupes, Moscou ne parvient pas à reprendre en main le sud du Caucase. Cette incapacité favorise l’émergence d’autres mouvements centrifuges au sein de l’URSS, notamment en Ukraine et dans les Pays baltes, processus qui conduit à terme à la dissolution de l’Union, effective à la fin décembre 1991. En conclusion, si elle ne saurait expliquer à elle seule les raisons profondes de cet effondrement, la crise du Karabakh n’en constitue pas moins un élément déclencheur de première importance.

Notes:

1   A. et J.-P. Mahé, Histoire de l’Arménie, des origines à nos jours, [Paris]: Perrin, 2012, pp. 527-585; E. Peyrat, Histoire du Caucase au XXe siècle, [Paris]: Fayard, 2020.

 

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