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De la farine au kilowatt: souvenirs d’un pouvoir nourricier

Yannick Escher
La Nation n° 2281 13 juin 2025

Turgot croyait au marché, à la fluidité des échanges, à la logique du prix. Il libéra le commerce du pain, et oublia ceux qui avaient faim. Aujourd’hui, d’autres pouvoirs, plus proches, prélèvent des dividendes sur l’électricité. Ils parlent de transition, de performance, de solidité. Ils oublient parfois ce que produit une facture de trop, un hiver de plus, une lumière en moins. Le rôle nourricier de l’Etat vacille, et je tente de me souvenir de ce que signifie encore le mot justice.

Il existe, dans le cœur profond de la tradition politique européenne, un pacte plus ancien que les constitutions, plus sacré que les lois: celui qui gouverne doit nourrir. Tout pouvoir se légitime d’abord en rompant le pain, non en redistribuant des rendements. Qu’il s’agisse du roi médiéval ou du syndic moderne, ce pacte demeure, fragile et souterrain, mais réel. Il s’impose moins par décret que par mémoire: la communauté humaine reconnaît le père à la manière dont il veille sur la subsistance.

Lorsque Louis XVI nomma Turgot au Contrôle général, il crut céder au bon sens. Il remit les clés du royaume à un économiste. Turgot, pétri de certitudes, animé par la logique naturelle des flux, se mit à l’œuvre avec l’enthousiasme froid des hommes qui pensent en équations. Il décida de libérer le commerce des grains. Le blé devint une marchandise comme une autre. Le prix du pain monta. Le peuple gronda.

A ses yeux, c’était le prix de la rationalité. Aux yeux du peuple, c’était le signe qu’on l’abandonnait. Le roi, jusqu’alors figure du grenier, devint le complice du vide. Même absent, même passif, il avait trahi. Il n’avait pas nourri.

Ce que Turgot avait théorisé, c’était la rupture d’une longue fidélité. Le pouvoir, désormais, ne serait plus nourricier. Il deviendrait arbitre, régulateur, garant des flux et non des corps. Il ne donnerait plus: il libérerait.

Aujourd’hui, cette même logique revient sous un autre nom. Elle ne s’annonce plus comme libérale, mais comme pragmatique. Elle ne touche plus au pain, mais à l’énergie. Elle ne s’impose plus par ordonnance royale, mais par conseil d’administration. L’Etat de Vaud, en 2024, affiche un déficit important — 369 millions — mais détient toujours des parts dans des entreprises qui lui versent des dividendes. La Ville de Lausanne, elle aussi, équilibre ses finances grâce à des retours issus de ses services industriels, sans toujours détailler leurs montants.

Ces dividendes ne tombent pas du ciel. Ils naissent des factures. Ils s’additionnent dans les colonnes publiques à mesure qu’ils s’additionnent dans les boîtes aux lettres des particuliers. Un pouvoir, qui tire bénéfice d’un bien vital comme l’électricité, prend une position comparable à celle que Turgot prit sur le grain: il accepte que ce qui est nécessaire devienne une source de profit.

Le raisonnement se veut moderne. Il s’autorise du bon sens comptable. Il dit: «Si nous ne percevons pas ces dividendes, d’autres le feront.» Il oublie que la question n’est pas de percevoir ou non, mais de ce que signifie ce prélèvement. Lorsqu’un père prélève, il prépare un retour. Lorsqu’un pouvoir prélève sans restituer, il devient distant.

Turgot avait oublié que le roi ne tient pas sa légitimité de son efficience, mais de sa présence. Un roi peut être pauvre et juste. Il ne peut être riche et absent. De même, un canton, une commune, une autorité politique quelconque, ne devrait jamais se féliciter d’un excédent si cet excédent provient de la gêne de ceux qu’elle prétend protéger.

L’énergie, dans notre monde, a remplacé le pain d’autrefois. Elle est silencieuse, invisible, constante. Elle chauffe les murs, éclaire les chambres, permet la vie nocturne. Lorsqu’elle devient chère, c’est toute la vie qui se resserre. Et lorsque l’Etat se félicite de ses revenus énergétiques, pendant que les ménages baissent leur chauffage, il reproduit, à sa manière, l’erreur de Turgot.

Il ne s’agit pas de revenir aux prix d’Ancien Régime. Il ne s’agit pas de refuser tout dividende. Il s’agit de se souvenir. L’électricité, comme le pain jadis, appartient à l’ordre du nécessaire. Elle n’est pas un bien comme les autres. Elle doit être protégée comme un héritage, non valorisée comme un actif.

Si l’on veut que le peuple reconnaisse encore dans l’Etat autre chose qu’un gestionnaire, il faudra qu’il retrouve dans les gestes politiques une trace de cette ancienne paternité. Celle qui donne avant de prélever. Celle qui veille avant de calculer. Celle qui n’oublie jamais qu’un enfant grelottant pèse plus qu’un excédent comptable.

Ce que Turgot a brisé, nos gouvernants peuvent le réparer. Non par de grandes réformes, mais par des gestes discrets. Réduire les factures. Rendre visible l’usage des dividendes. Transformer les profits en subsistance. Il ne faut pas grand-chose pour que le pouvoir redevienne père.

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