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Un naturaliste de notre temps

Jacques Perrin
La Nation n° 2281 13 juin 2025

Vous habitez au quatrième étage d’un immeuble plutôt laid. Chaque matin vous voyez de votre chambre à coucher un tilleul, un bouleau où des pies font leur nid, un pin, des érables. De votre balcon, dès la fin de l’automne, au travers des arbres défeuillés, vous apercevez le clocher de l’église et la tour ronde et blanche du château. Les saisons défilent, les nuances de vert, de jaune et de rouge des feuillages se détachent sur le bleu du ciel. La neige recouvre parfois les branches. Dans la nuit profonde, quand l’éclairage public s’éteint, vous voyez celles-ci frémir ou se plier, parfois à gauche à cause de la bise, parfois à droite, dans le vent, sous une pluie bienfaisante. Dès la fin mars, le chant des oiseaux vous réveille.

Chaque année ces splendeurs renouvellent votre joie tranquille, jusqu’au jour où la Feuille des avis officiels vous informe qu’un promoteur immobilier fera abattre tous les arbres. A leur place s’érigera un immeuble aussi haut que le vôtre, avec un ascenseur à voiture. La circulation augmentera sur le chemin d’accès.

De multiples oppositions à ce projet font gagner du temps, mais l’abattage et le chahut des travaux semblent inéluctables.

Pour couronner le tout, à huit kilomètres de là, dans le village lacustre de votre enfance, un projet de construction hôtelière ravagera un parc doté d’arbres splendides, voisin de la maison familiale.

L’éditorialiste de La Nation a traité du thème de la dépossession. Vous voilà dépossédé.

Nous lisons alors avec une attention avivée Une vie pour la nature, de Julien Perrot (La Salamandre, 2025). Sur la couverture, on voit l’auteur dans la verdure, appuyé à un arbre. Nos lecteurs connaissent sans doute Julien Perrot, médiatisé depuis quarante ans. Notre épouse eut la chance de l’avoir comme élève au collège d’Aubonne alors qu’il rédigeait les premiers numéros de La Salamandre, revue que s’arrachent les amoureux des plantes et des animaux depuis 1983.

Perrot est né en 1972, à Allaman, dans une partie de la Côte enlaidie par les centres commerciaux, les parkings et les ronds-points. Sa famille y possède depuis 1887 un domaine de 22 hectares, agricole et viticole. Jeune quinquagénaire, il tire le bilan d’une vie au service de la nature. Homme d’action contemplatif, patron, père de famille, il n’a rien de l’écologiste wokiste dont nos médias raffolent. Il se présente comme un naturaliste «qui se réjouit de toute rencontre avec le monde vivant, aime être dehors en pleine nature, et s’organise parfois de petites expéditions préméditées pour observer au bon endroit et au bon moment telle ou telle créature […] Il regarde, observe, ausculte… il aime nommer pour se souvenir, pour graver dans sa mémoire telle ou telle particularité, pour essayer modestement de comprendre ce qu’il voit, entend ou sent autour de lui. Perrot distingue onze sous-espèces de naturaliste. Il ne se compte pas parmi les spécialistes, collectionneurs, protecteurs ou militants, mais se définit comme un passeur, sachant transmettre des connaissances et des émotions capables de remuer les consciences.

La passion des plantes, des arbres et des des animaux l’a saisi tout petit. Il lui était pourtant presque impossible de voir un oiseau dans le ciel, car il souffrait d’un grave handicap visuel. Avec ses lunettes en cul de bouteille, il passa vite pour l’intello de sa classe, que ses camarades persécutaient. En outre, ses parents se séparèrent. Il dut quitter le domaine enchanté pour le bourg d’Aubonne. Il confia alors ses soucis à… un peuplier. Sa passion et le soutien d’un instituteur fou de paléontologie, organisant des sorties en campagne, le préservèrent de la dépression. Son odorat et son ouïe se développèrent, compensant sa vue déficiente. Au gymnase, la boule au ventre se dénoua. Des lentilles de contact avaient remplacé les épais lorgnons. Il noua des amitiés. Il donna libre cours à son naturel porté à l’échange et au partage.

Julien a conservé l’esprit d’enfance, libéré de la cruauté liée à cet âge. Il ne semble pas appartenir à une religion instituée, malgré quelques allusions à François d’Assise. Il faut prendre soin de la vie qui nous a été confiée, avance-t-il. Par qui? Il ne le précise pas, mais le mot miracle apparaît souvent sous sa plume. Le miracle de la vie l’enthousiasme, notamment les naissances des salamandres, des oiseaux ou des papillons, et surtout celles de ses enfants, deux filles et un garçon.

Les soucis familiaux ne l’ont pas épargné, ni les embarras professionnels. Perrot est en effet patron d’une entreprise florissante, il a vingt-huit salaires à verser chaque mois. Il n’est pas antimoderne, ni ennemi de l’économie ou de la technique. Passionné autant par l’écriture que par la nature, il utilisa dès son jeune âge tous les moyens à disposition pour produire douze numéros d’un tout petit journal, Paléontologie. La machine à écrire de sa mère et les stencils bleuâtres de l’école furent ses premiers outils. Un peu plus tard, alors que quelques numéros de La Salamandre avaient déjà paru, les médias repérèrent le petit Julien. La firme Apple lui prêta puis lui offrit un ordinateur. Son grand-père maternel lui fit cadeau d’une imprimante-laser fort coûteuse à l’époque. Alors que le sculpteur et peintre animalier Robert Hainard, soutien de Julien, s’enveloppait de lourdes couvertures de laine lors des affûts et des bivouacs, notre naturaliste bénéficia des progrès en matière de housses et de sacs de couchage.

Plusieurs fois, la faillite menaça la revue, il fallut licencier des amis, mais Perrot se sortit des ennuis, habile à trouver des mécènes et des collaborateurs efficaces auxquels il savait déléguer certaines tâches de gestion, se concentrant sur la part créative de son affaire. Il reconnaît qu’il n’assuma pas toujours correctement le rôle de chef qu’il n’avait jamais cherché. Patron et entrepreneur à succès, il le devint pourtant. L’impact écologique négatif des outils utilisés pour moderniser La Salamandre ne lui échappe pas: d’inévitables voyages en avion, la chaîne YouTube et ses 133’000 abonnés, des séries télévisées, des films, une version de la Salamandre pour les adultes, deux pour les enfants, le Festival nature à Morges. Malgré la numérisation tous azimuts, Perrot n’entend pas renoncer aux versions papier.

En dépit de nombreuses sollicitations, le naturaliste s’est bien gardé d’adhérer à un parti. Il affirme à raison que l’affiliation à une chapelle politique affaiblirait son influence. En 2023 il s’engagea pour l’initiative sur la biodiversité, participant à un débat contradictoire télévisé. Malgré une émotion palpable et un talent oratoire prononcé, Perrot ne put faire pencher la balance; le peuple rejeta l’initiative à 63%.

Homme d’action, notre naturaliste n’a pas le droit d’être pessimiste. Je suis positif par nature, dit-il, et en même temps, j’ai besoin de voir la vérité en face. Un effondrement est possible, non pas la fin du monde, mais celle de notre monde de confort et de surconsommation dévoreuse de ressources […] la fête est bientôt terminée. Perrot refuse pourtant le survivalisme et une vie de marginal. L’éco-anxiété existe, mais observer les animaux, regarder les étoiles, marcher pieds nus dans l’herbe, partager des moments dans une forêt ou au bord d’une rivière avec ceux qu’on aime, cela peut faire beaucoup de bien […] Se mettre en action est un ressort puissant […] je me concentre sur le périmètre que je peux influencer, et j’essaie de lâcher prise sur ce qui ne m’appartient pas.

Travail, famille… nature: une devise qui conviendrait peut-être à Julien Perrot, naturaliste avec lequel il fait bon s’entretenir.

 

Référence: Julien Perrot, Une vie pour la nature, la Salamandre, 2025, 336 pages.

 

Julien Perrot aime ces alexandrins de Rimbaud, chantant le contact sensuel avec la nature:

Sensation

Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,

Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :

Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.

Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

 

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :

Mais l’amour infini me montera dans l’âme,

Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,

Par la Nature, – heureux comme avec une femme.

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